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Réexamen du cadre de conduite de la politique monétaire du Canada : recherche récente et questions en suspens

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Introduction

C’est un honneur pour moi de prendre la parole devant les membres de l’Association canadienne de science économique des affaires. Mon discours aujourd’hui portera principalement sur les enjeux cruciaux que la Banque du Canada a étudiés ces quatre dernières années et sur la façon dont cette recherche viendra appuyer ses travaux en cette période d’après-crise.

Les banques centrales ont été forcées de recourir à des mesures de politique exceptionnelles pour contrer les répercussions macroéconomiques de la crise financière de 2008-2009. L’expérience a aussi soulevé des interrogations fondamentales sur les cadres existants de conduite de la politique monétaire, ce qui a amené les banques centrales à réexaminer des questions que l’on supposait résolues depuis longtemps. Certains observateurs critiques ont même laissé entendre que le ciblage de l’inflation et la poursuite de la stabilité des prix pouvaient nuire à la stabilité financière et à la prospérité économique.

Bien entendu, la Banque du Canada, à l’instar de nombreuses autres banques centrales, est dotée d’un régime de ciblage de l’inflation. Nous sommes toujours d’avis que ce régime nous a servis particulièrement bien, tant en périodes d’agitation qu’en périodes de calme. Quoi qu’il en soit, tout comme bon nombre de nos homologues ailleurs dans le monde, nous réexaminons certaines des caractéristiques clés de notre cadre de conduite de la politique monétaire à la lumière des récents événements. Notre démarche s’inscrit toutefois dans le contexte d’un programme de recherche ambitieux inauguré dès 2006. Nous nous fonderons sur cette recherche pour nous guider dans le renouvellement, en 2011, de l’entente de la Banque avec le gouvernement concernant la cible d’inflation.

Une foule d’analyses et de recherches novatrices nous ont aidés à approfondir notre connaissance du fonctionnement de la macroéconomie et à évaluer les coûts et les avantages potentiels de différents cadres de conduite de la politique monétaire. L’expérience acquise durant la crise et la période qui a suivi immédiatement a permis de tirer beaucoup de leçons précieuses prônant la prudence et a accentué l’urgence et l’importance des travaux de recherche déjà en cours.

J’aimerais passer en revue les principaux éléments de ces travaux de recherche avec vous aujourd’hui et montrer comment ils ont été influencés et façonnés par notre récente expérience « sur le champ de bataille ». Vers la fin de mon exposé, je tenterai de faire le point sur les progrès réalisés dans notre quête de nouvelles améliorations à apporter au cadre de conduite de la politique monétaire ainsi que sur certaines des grandes questions en suspens. Même si l’on a beaucoup appris au cours des quatre dernières années, il reste bien des choses à régler et vous entendrez ici peu de conclusions définitives. Il s’agit véritablement d’un processus continu.

La situation en 2006

En 2006, la dernière fois que nous avons renouvelé l’entente concernant le cadre de maîtrise de l’inflation conclue avec le gouvernement, la Banque a publié un document intitulé Reconduction de la cible de maîtrise de l’inflation – Note d’information 1. On y passait en revue les résultats obtenus grâce au cadre, on traitait des divers points qui avaient été examinés avant la reconduction de la cible et l’on cernait un certain nombre d’enjeux clés qui devaient être étudiés au cours des cinq années suivantes.

Les deux points les plus importants portaient sur les avantages et les coûts potentiels, d’une part, de l’adoption d’une cible d’inflation inférieure à 2 % et, d’autre part, de l’abandon de la cible d’inflation en faveur d’une cible fondée sur le niveau des prix. La particularité du ciblage du niveau des prix est que, contrairement au ciblage de l’inflation, le passé n’appartient pas au passé. Toute erreur passée doit être corrigée. Si le niveau général des prix dépasse le sentier visé pour l’évolution du niveau des prix au cours d’une période, les prix doivent retourner sur le sentier dans les périodes futures.

Plusieurs autres points ont aussi été soulevés, mais ils ont été considérés comme moins importants et moins prometteurs, ou en grande partie réglés. L’un d’entre eux consistait à savoir si les banques centrales devraient avoir recours à leur instrument de politique monétaire pour contrer les bulles de prix d’actifs éventuelles et d’autres formes d’instabilité financière, même si elles risquaient ainsi de s’écarter de leur cible d’inflation pendant une longue période.

Les événements des trois dernières années ont fortement ébranlé les idées reçues qui existaient sur cette question avant la crise. Certains économistes de renom ont fait remarquer que la poursuite de la stabilité des prix n’est pas suffisante pour assurer la stabilité du système financier et de la situation macroéconomique de façon plus générale et qu’elle peut même leur nuire 2.

Par conséquent, le programme de recherche de la Banque sur le cadre de conduite de la politique monétaire comprend maintenant trois questions clés : 1) Devrait-on abaisser la cible d’inflation? 2) Devrait-on adopter une cible de niveau des prix? 3) Le cadre de conduite de la politique monétaire devrait-il être adapté afin d’accorder une importance plus grande aux enjeux de stabilité financière? Je ferai une brève description de l’état de la situation pour chacune de ces questions en 2006 et je m’en servirai comme point de départ pour la suite de mon analyse.

Un taux d’inflation de 2 % est-il optimal?

L’atteinte et le maintien d’un taux d’inflation bas, stable et prévisible favorisent la prospérité économique en réduisant l’incertitude et en prévenant les redistributions arbitraires de la richesse. Toutefois, il n’est pas clair que ces avantages soient maximisés à un taux d’inflation de 2 %.

Si les avantages de l’adoption d’une cible d’inflation inférieure étaient dans l’ensemble accueillis favorablement en 2006, trois raisons possibles ont été avancées à l’époque pour justifier le refus de poursuivre un objectif aussi ambitieux. Il s’agissait, premièrement, du biais de mesure, deuxièmement, de la rigidité des salaires et des prix nominaux et, troisièmement, de la borne inférieure des taux d’intérêt nominaux (la « borne du zéro »). On a jugé que les deux premières raisons étaient relativement peu importantes, mais la troisième a été davantage prise au sérieux car, lorsque le taux d’inflation est très bas, les autorités monétaires pourraient être incapables d’assouplir la politique suffisamment pour contrer un ralentissement soudain de l’économie puisque, techniquement, les taux d’intérêt nominaux ne peuvent descendre sous zéro 3. Cette possibilité, contrairement aux deux autres préoccupations, était suffisamment grave pour empêcher qu’une cible inférieure soit envisagée sans une étude plus poussée.

La Banque ne se rendait pas compte alors que le monde réel était sur le point de lui fournir une expérience naturelle aux proportions presque inégalées qui lui permettrait de vérifier la portée de la borne du zéro.

Le ciblage du niveau des prix : un intérêt renouvelé

Le deuxième thème clé du programme de recherche était le ciblage du niveau des prix, et la Banque, en 2006, avait déjà accompli beaucoup de travail dans ce domaine. On jugeait que le ciblage du niveau des prix pouvait présenter un intérêt pour trois raisons principales. La première était liée à la certitude accrue qu’il fournirait au sujet du niveau des prix dans dix, vingt ou trente ans. La deuxième avait trait aux propriétés stabilisatrices plus grandes que le ciblage du niveau des prix pourrait offrir quant à la réduction de l’inflation et à la variance de la production. Dans la mesure où les agents économiques adoptent un comportement suffisamment prospectif et que la politique est suffisamment crédible et bien comprise, la banque centrale pourrait profiter de ce que Lars Svensson (1999) a appelé un « avantage gratuit ». La troisième raison touchait à la possibilité que le ciblage du niveau des prix facilite la poursuite d’une cible d’inflation inférieure (ou une trajectoire fondée sur le niveau des prix) si on le jugeait souhaitable.

Malheureusement, le seul pays à avoir adopté un régime de ciblage du niveau des prix est la Suède, et seulement durant une brève période dans les années 1930 4. Si l’expérience a généralement été perçue comme positive, rien ne garantissait qu’elle puisse être étendue à d’autres pays ou d’autres périodes 5.

De toute évidence, un changement de régime de cette ampleur exigeait des recherches approfondies. Celles-ci porteraient principalement sur la formation des attentes et les défis qu’une petite économie ouverte pourrait devoir relever une fois soumise à de fortes variations d’importants prix relatifs, tels que les cours mondiaux des produits de base. Quelque chose qui semble bien fonctionner dans un modèle simple fondé sur des attentes rationnelles et comportant un seul bien peut avoir de graves conséquences négatives en pratique. Les recherches viseraient aussi à tenter d’étayer de façon plus convaincante les avantages potentiels du ciblage du niveau des prix.

Stabilité monétaire ou stabilité financière?

Le troisième point qu’il convient de souligner est celui des arbitrages difficiles qui peuvent exister parfois entre la stabilité monétaire et la stabilité financière. Des auteurs comme Claudio Borio et William White de la Banque des Règlements Internationaux ont mis en garde les gens dès 1998 que la poursuite de la stabilité des prix comme unique objectif pourrait se faire au détriment de la stabilité financière dans son ensemble.

Toutefois, l’opinion largement répandue en 2006 – de fait, jusqu’à la crise et un peu après – était qu’il valait mieux laisser les questions de stabilité financière aux organismes de réglementation. Les banques centrales disposaient d’un outil principal de politique monétaire, à savoir l’ajustement d’un taux d’intérêt officiel à court terme, et l’expérience montrait que l’atteinte de la stabilité des prix était le meilleur objectif à viser avec cet outil. La version extrême de cette idée était fondée sur trois principes fondamentaux : 1) les bulles de prix d’actifs et d’autres formes de déséquilibres financiers potentiellement graves étaient difficiles, sinon impossibles, à détecter en temps réel; 2) l’ajustement du taux d’intérêt officiel était un instrument très imprécis et inefficace pour contrer les bulles de prix d’actifs, et il serait susceptible de causer des dommages indirects considérables au reste de l’économie et 3) une stratégie plus réaliste consistait à s’attacher simplement à atténuer les dommages causés à l’économie aussi vite que possible après l’éclatement d’une bulle. C’était là le mieux qu’une banque centrale puisse faire 6.

L’opinion plus nuancée de la plupart des banques centrales dotées d’un régime de ciblage de l’inflation, dont la Banque du Canada, était qu’elles devraient contrer toute instabilité financière pressentie dans la mesure où celle-ci risque de nuire à l’activité économique globale et à l’atteinte de la cible d’inflation à moyen terme, même si cela suppose de donner l’impression qu’elles s’écartent de la cible à court terme. Autrement dit, les banques centrales devaient s’efforcer d’atteindre leur cible d’inflation d’une manière souple et prospective, et pouvaient retarder l’atteinte de leur cible si en agissant ainsi elles réduisaient au minimum la possibilité de résultats plus inquiétants dans l’avenir. Mais la poursuite de la stabilité financière au moyen de mesures de politique monétaire ne devrait pas aller plus loin 7.

Où en sommes-nous maintenant?

Comment la situation a-t-elle évolué ces quatre dernières années? Qu’avons-nous appris de nos travaux de recherche à long terme? Quelles leçons nous et les autres banques centrales avons-nous tirées de l’expérience amère de la crise? Les récents événements ont-ils amoindri ou accru notre désir de réforme?

Le taux d’inflation optimal

La recherche récente sur les avantages potentiels de l’adoption d’une cible d’inflation inférieure a porté principalement sur les gains pouvant être réalisés grâce à l’amélioration des pratiques en matière d’établissement des prix et à l’accroissement de l’incitation à la détention de monnaie. Par ailleurs, des travaux ont été menés en parallèle dans lesquels on a tenté de mettre en balance ces avantages avec les coûts additionnels que pourraient engendrer des épisodes plus fréquents où les taux touchent la borne du zéro.

En 1969, Milton Friedman a publié un article intitulé The Optimum Quantity of Money, dans lequel il montrait comment l’inflation imposait une taxe effective sur les encaisses monétaires, ce qui incitait les ménages et les entreprises à réduire leurs encaisses de transaction, faussant ainsi le profil des échanges. Sa solution était de proposer un taux de déflation optimal qui offrirait un taux de rendement positif sur les encaisses de transaction.

Les chercheurs de la Banque du Canada ont approfondi ce travail en évaluant les effets sur la prospérité de la réduction de l’inflation dans un modèle de cycle de vie à agents hétérogènes dans lequel les ménages détiennent un portefeuille d’actifs réels (immobilier), des dettes nominales et des encaisses monétaires. Les auteurs ont découvert que l’abaissement de la cible d’inflation aurait non seulement pour effet d’accroître la prospérité globale mais profiterait aussi directement à une proportion importante de la population actuelle 8.

L’autre grand volet de notre programme de recherche sur le taux d’inflation optimal porte sur les inefficiences allocatives qui risquent de se matérialiser dans un contexte d’inflation positive, en raison des distorsions de prix qui découlent d’ajustements peu fréquents des prix, c’est-à-dire de la « rigidité des prix ». Si les entreprises ajustent les prix peu souvent, elles ont une incitation, au début d’un contrat, à les fixer à un niveau plus élevé que ne le justifieraient les conditions initiales du marché, sachant que l’inflation viendra graduellement éroder la valeur réelle des prix.

Lorsqu’il y a rigidité des prix, un taux d’inflation plus élevé a pour conséquence d’augmenter les prix de vente (car ceux-ci incorporent les attentes d’inflation sur la période) et d’accroître les différences entre les prix de produits par ailleurs similaires à différents moments au cours de leurs contrats à durée déterminée. Cette situation, à son tour, accentue la dispersion des prix et donne lieu à des inefficiences allocatives encore plus appréciables 9.

Les études passées indiquent en général que les coûts implicites sur le plan de la prospérité associés à ce comportement (mesurés par la perte de consommation ou tout autre indicateur) sont relativement faibles, mais les économistes de la Banque du Canada ont élargi la portée de ces travaux de plusieurs façons importantes et ont noté des effets beaucoup plus prononcés. Nos chercheurs ont notamment : 1) inclus une dynamique des salaires plus réaliste dans de nouveaux modèles keynésiens, 2) ajouté la croissance aux analyses standard de régime permanent et 3) incorporé des hausses tendancielles de l’inflation. L’effet, dans presque tous les cas, a été de renforcer la pertinence de viser un taux d’inflation très bas, voire légèrement négatif 10.

Il importe de souligner, cependant, que ces travaux reposent dans une large mesure sur des données historiques antérieures à la crise et que, de ce fait, leurs auteurs jugent très peu probable que l’on bute un jour contre la borne du zéro 11. Une probabilité plus élevée modifierait bien entendu l’équation coûts-avantages, puisque le coût à long terme attendu lié au choix d’une cible « trop basse » est fonction de la fréquence à laquelle les taux sont susceptibles de descendre à zéro et des coûts engendrés lorsque c’est le cas.

Doit-on conclure du fait que nous nous sommes récemment heurtés à la borne du zéro que les estimations antérieures étaient trop faibles et qu’une telle situation est appelée à être plus fréquente à l’avenir? Les démarches en cours visant à réformer le système financier le rendront-elles plus stable et réduiront-elles le risque que pareilles circonstances ne se répètent? De toute évidence, il est indispensable de répondre à ces questions pour pouvoir décider s’il convient d’abaisser la cible d’inflation.

Un second facteur déterminant concerne l’efficacité des outils de politique non classiques que les autorités sont susceptibles d’avoir à leur disposition lorsque les taux touchent la borne du zéro. Les instruments non traditionnels de politique monétaire que sont, par exemple, l’assouplissement quantitatif, l’assouplissement direct du crédit et les engagements conditionnels représentent-ils des mécanismes viables pour surmonter le problème de la borne du zéro? Quelle est l’efficacité des autres instruments de politique non monétaire face à une crise? Il est encore trop tôt pour le dire, mais rien de l’expérience récente ne nous incite à penser que ces outils puissent être utilisés avec le même degré de confiance et d’efficacité que les outils de politique traditionnels 12. Tous ces facteurs jouent un rôle crucial pour ce qui est de déterminer quelle assurance pourrait être nécessaire sous forme de marge d’inflation pour éviter de tels problèmes 13.

Certains économistes réputés ont recommandé de porter la cible d’inflation à 4 ou même 6 %, afin de fournir une protection accrue 14. Cette idée a toutefois été rejetée à l’unanimité par les banques centrales, qui soutiennent que les coûts occasionnés par une perte de crédibilité ainsi que par une inflation plus forte et plus incertaine dépassent de loin les éventuels avantages 15. On s’accorde généralement à dire qu’un taux d’inflation bas, stable et prévisible constitue la contribution la plus importante que la banque centrale puisse apporter au bien-être économique d’un pays.

Le ciblage du niveau des prix

L’intérêt porté aux avantages possibles du ciblage du niveau des prix s’est, pour autant que l’on puisse en juger, accentué à la suite de la crise. Les propriétés de stabilisation automatique pouvant résulter d’un engagement à atteindre une cible fondée sur le niveau des prix pourraient réduire la probabilité que l’on se heurte à la borne du zéro, ce qui permettrait aux banques centrales de viser une trajectoire moins élevée et de rendre la politique monétaire plus efficace une fois cette cible atteinte.

Ne pouvant s’inspirer d’aucune expérience empirique étendue, les chercheurs des banques centrales ont toutefois été contraints de recourir à des simulations à l’aide de modèles pour déterminer la faisabilité et la désirabilité d’une décision aussi audacieuse. Ces simulations évaluent le rendement de différents régimes de politique monétaire, à la fois dans le contexte d’une série de chocs caractéristiques des variations passées et dans des scénarios plus extrêmes.

Les résultats, dans l’ensemble, favorisent le ciblage du niveau des prix aux dépens du ciblage de l’inflation, bien que les différences ne soient pas toujours grandes ou statistiquement significatives. Ils montrent en outre que le ciblage du niveau des prix est généralement plus résistant à diverses formes d’incertitude, en raison de sa nature autocorrectrice 16. Il semble donc que l’on ait répondu à l’une des principales préoccupations formulées en 2006; tout compte fait, le ciblage du niveau des prix paraît à même de fournir des résultats supérieurs dans un monde à biens multiples caractérisé par d’importants chocs de prix relatifs 17.

Malheureusement, tous ces résultats encourageants sont tirés de modèles dans lesquels les agents, pour l’essentiel, adoptent un comportement prospectif, comprennent pleinement les implications du ciblage du niveau des prix et s’attendent à ce que les décideurs publics respectent leur engagement. Selon les résultats de simulations dévoilés par les économistes de la Banque, si plus de 40 % des agents environ fondent leurs décisions sur des règles empiriques ou des attentes rétrospectives, le ciblage du niveau des prix cesse de prédominer.

De toute évidence, des recherches plus approfondies sont nécessaires pour nous permettre de mieux comprendre la façon dont les entreprises et les ménages canadiens forment leurs attentes, ainsi que les difficultés qui pourraient se poser sur le plan de la communication si le Canada optait pour le ciblage du niveau des prix. Si la courbe d’apprentissage s’avère trop longue et que les attentes mettent trop de temps à s’ajuster, l’avantage que présente actuellement l’adoption d’une cible fondée sur le niveau des prix pourrait aisément s’inverser 18. La Banque mène en ce moment des travaux expérimentaux destinés à éclairer ces deux questions et compte pouvoir en publier les résultats préliminaires plus tard dans l’année.

L’équilibre entre stabilité monétaire et stabilité financière

La tension qui règne parfois entre l’objectif de la stabilité monétaire et celui de la stabilité financière est un enjeu qu’ont mis en lumière les récents événements 19. Les banques centrales ont été amenées à réexaminer les trois principes dont j’ai parlé un peu plus tôt, et deux d’entre eux ont été de facto écartés. D’une part, les banques centrales ne considèrent plus comme défendable une stratégie consistant uniquement à réparer rapidement les dégâts après l’éclatement d’une bulle. Les coûts qu’entraînerait le fait de ne pas prendre de mesures préventives avant que n’éclate une bulle sont potentiellement trop élevés et, en ce qui concerne la réaction des autorités, produisent une asymétrie déstabilisatrice qui ne fait qu’encourager les écarts de conduite futurs 20.

D’autre part, les banques centrales ne jugent plus qu’il est impossible de déceler les sources potentielles d’instabilité financière avant que leurs conséquences macroéconomiques se fassent sentir.

La complication qui reste a trait au troisième principe évoqué tout à l’heure : le fait que les instruments traditionnels de politique monétaire souffrent souvent d’une grande imprécision pour remédier aux vulnérabilités du secteur financier, surtout si la source possible d’instabilité se limite à un secteur ou un domaine d’activité particulier. Pareils cas exigent des mesures mieux ciblées et une panoplie élargie d’instruments plus aptes à contrer les risques financiers. Malheureusement, bon nombre de ces outils sont encore en cours d’élaboration 21.

Que peut-on conclure de ce qui précède? Premièrement, il importe d’accorder une attention accrue aux préoccupations liées à la stabilité financière, en particulier celles d’ordre systémique. Deuxièmement, les autorités qui poursuivent une cible d’inflation doivent adopter une approche prospective et faire preuve de souplesse, en résistant aux pressions du système financier qui pourraient menacer l’activité réelle et l’inflation dans l’avenir, même si l’horizon de telles éventualités se situe bien au-delà du délai visé normalement pour amener l’inflation à la cible et l’y maintenir. Si la plupart des ententes en matière de ciblage de l’inflation prévoient déjà une certaine marge de manœuvre en ce qui a trait à la période à l’intérieur de laquelle la cible doit être atteinte, la question de savoir s’il existe une souplesse suffisante et la volonté d’agir dans des situations pouvant nécessiter encore plus de tolérance demeure ouverte.

La question fondamentale qui demeure est celle de savoir si les autorités monétaires devraient aller au-delà de ce que laissent supposer les prescriptions du régime flexible et prospectif de ciblage de l’inflation 22. Si la réponse est oui, quelle forme cela prendrait-il? L’entente sur le régime de ciblage de l’inflation, ou la fonction de réaction de la banque centrale, devrait-elle prévoir explicitement le prix des actifs et la croissance du crédit? La clarté des cibles actuelles s’en trouverait-elle compromise? La crédibilité et la responsabilité de la banque centrale seraient-elles sacrifiées dans l’intérêt de l’atteinte d’une flexibilité encore plus grande de la politique monétaire?

Selon Carney (2009), on pourrait surmonter ce problème en combinant un régime flexible de ciblage de l’inflation à un régime de ciblage du niveau des prix. Si la politique monétaire devait aller à contre-courant dans l’intérêt de la stabilité financière et dévier de la cible pendant une période prolongée, la banque centrale pourrait peut-être demeurer crédible et responsable en annonçant que ces déviations seraient contrebalancées après un certain temps par le maintien de l’économie sur une trajectoire prédéfinie en matière de niveau des prix 23.

Parmi les autres considérations importantes concernant les enjeux de stabilité monétaire et de stabilité financière, citons les suivantes : Jusqu’où devrait-on pousser la coordination entre les autorités monétaires et les organismes de réglementation? Serait-il préférable d’attribuer à chacun ses propres outils et ses propres cibles? La mise en place de nouveaux outils prudentiels viendra-t-elle essentiellement résoudre ce dilemme? Toutes ces questions, et bien d’autres, ont été mises en évidence par la crise.

Conclusion

D’importants progrès ont été accomplis au chapitre de la recherche sur les principales questions en suspens évoquées dans le document de 2006 sur la reconduction de la cible d’inflation. Des enseignements précieux, quoique douloureux, ont été tirés de la crise et d’anciennes questions que l’on estimait en grande partie résolues ont refait surface, réclamant une attention renouvelée.

La réduction de la cible d’inflation ou l’adoption d’une cible de niveau des prix, ou les deux, demeurent possibles et, à certains égards, semblent encore plus prometteuses qu’avant la crise, quoique d’autres aspects de nos résultats de recherche et l’expérience récente incitent à la prudence.

De nombreux modèles laissent entrevoir que, toutes choses égales par ailleurs, la prospérité économique est maximisée lorsque le taux d’inflation est inférieur à 2 %, mais il subsiste une incertitude considérable quant à l’ampleur de ces gains. L’analyse coûts-avantages liée à la réduction de la cible dépend, d’une part, de la mise en rapport de ces gains incertains et, d’autre part, de la probabilité accrue que l’on se heurte à la borne du zéro et des coûts que cette situation pourrait entraîner en l’absence d’autres instruments correctifs fiables.

Les recherches sur le ciblage du niveau des prix portent à croire que les gains découlant de l’adoption d’un tel régime sont probablement positifs et potentiellement plus grands à la borne du zéro. Une cible fondée sur le niveau des prix pourrait réduire la probabilité que les taux touchent leur valeur plancher et raccourcir la période durant laquelle ils s’y trouvent. Par conséquent, il pourrait être possible de viser un sentier d’évolution du niveau des prix plus bas. En outre, une certitude accrue quant au niveau des prix pourrait procurer d’autres avantages. La mise à profit de ces avantages dépend toutefois d’un certain nombre d’hypothèses cruciales, notamment en ce qui concerne la crédibilité et la détermination des décideurs publics, ainsi que le processus de formation des attentes des agents et la facilité avec laquelle le fonctionnement du ciblage du niveau des prix pourrait être communiqué.

Un dernier facteur dont il faut tenir compte avant de prendre quelque décision que ce soit a trait aux excellents résultats obtenus par le régime actuel, lequel a fait ses preuves tant en périodes de turbulence qu’en périodes de calme. Voilà un critère relativement élevé qui devra servir à évaluer tout changement envisagé.

Une chose est néanmoins certaine : peu importe ce qui sera décidé, la contribution la plus importante qu’une banque centrale puisse apporter au bien-être économique des ménages et des entreprises est la réalisation et le maintien de la stabilité des prix. Il est hors de question de sacrifier cette contribution. La seule question qui se pose, comme toujours, est de savoir si elle peut être fournie de manière encore plus fiable et efficace.

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  1. 1. Le document se trouve à l’adresse https://www.banqueducanada.ca/fr/presse/background_nov06-f.pdf.[]
  2. 2. Voir White (2006) ainsi que Diamond et Rajan (2009), Cagliarini, Kent et Stevens (2010) et White (2009).[]
  3. 3. Voir Amano et Shukayev (2010) et Lavoie et Murchison (2007-2008) pour un examen des implications de la borne inférieure des taux d’intérêt nominaux pour la politique monétaire.[]
  4. 4. Voir Berg et Jonung (1999) pour une description de l’expérience de la Suède en matière de ciblage du niveau des prix.[]
  5. 5. Eggertsson (2007) allègue que les États-Unis ont aussi adopté dans les années 1930 un régime de ciblage du niveau des prix qui a donné de bons résultats, mais leur expérience est généralement passée inaperçue.[]
  6. 6. Voir Greenspan (2002) et Bernanke et Gertler (1999).[]
  7. 7. Voir Selody et Wilkins (2007).[]
  8. 8. Voir Cao et autres (2009).[]
  9. 9. On trouvera dans Ambler (2007-2008) un exposé clair des coûts de l’inflation découlant de la rigidité des prix.[]
  10. 10. Amano, Ambler et Rebei (2007) examinent les conséquences de l’inflation tendancielle dans un environnement stochastique, tandis qu’Amano et autres (2009) se penchent sur l’effet de la rigidité des prix et des salaires en présence d’une croissance exogène. Amano et Shukayev (2010) étudient les implications de l’inflation non nulle pour la croissance endogène dans un modèle prenant en compte la rigidité des prix et des salaires.[]
  11. 11. Billi (2007) s’emploie à mesurer le taux d’inflation optimal dans un modèle qui met en balance les coûts liés au fait de toucher la borne du zéro et les coûts découlant de la présence d’une rigidité des prix nominaux. Schmitt-Grohé et Uribe (2007) affirment que la probabilité que l’économie américaine se heurte à la borne du zéro est très faible.[]
  12. 12. La Banque du Canada a explicitement reconnu cette incertitude accrue dans les communiqués et les livraisons du Rapport sur la politique monétaire qu’elle a fait paraître une fois le taux cible du financement à un jour établi à sa valeur plancher, car tout assouplissement additionnel exigerait nécessairement le recours à des mesures non traditionnelles. Voir la livraison d’avril 2009 du Rapport sur la politique monétaire.[]
  13. 13. De fait, selon des travaux empiriques préliminaires menés par He (2010), l’engagement conditionnel de la Banque du Canada semble avoir donné lieu à une réduction persistante des taux d’intérêt canadiens depuis avril 2009, par rapport à ce à quoi on se serait attendu en l’absence de cet engagement.[]
  14. 14. Voir Williams (2009) ainsi que Blanchard, Dell’Ariccia et Mauro (2010).[]
  15. 15. Voir Weber et Hildebrand (2010) ainsi que Carney (2010).[]
  16. 16. Voir Cateau (2008).[]
  17. 17. On trouvera dans Murchison (2010) un résumé de cet axe de recherche.[]
  18. 18. Voir Kryvtsov, Shukayev et Ueberfeldt (2008) ainsi que Masson et Shukayev (2008) pour des exemples de ce type de recherche.[]
  19. 19. Boivin, Lane et Meh (2010) résument la question de savoir si la politique monétaire peut et devrait être davantage mise à contribution pour freiner l’accumulation de déséquilibres financiers.[]
  20. 20. Ce qu’il est convenu d’appeler le « Greenspan put ».[]
  21. 21. Voir Banque d’Angleterre (2009), Boivin, Lane et Meh (2010) et Fonds monétaire international (2009).[]
  22. 22. Voir Carney (2008) et Svensson (2009).[]
  23. 23. Voir Carney (2009).[]