Les fonds d’obligations canadiennes peuvent-ils amplifier les tensions subies par le système financier?

Introduction

Après avoir assisté à un match de hockey, les spectateurs se retrouvent devant un dilemme : suivre la foule qui se rue vers la sortie, au risque de rester coincés dans un embouteillage, ou encore attendre la fin de la cohue pour retourner tranquillement à la maison?

On peut dire que les investisseurs des fonds obligataires forment eux aussi une grande foule, mais sur les marchés financiers. Comme les spectateurs du match de hockey, ils ne peuvent sortir du marché tous en même temps, en vendant leurs obligations, sans qu’il n’y ait de conséquences. Il y a donc lieu de se demander ce qu’il arriverait à la liquidité du marché si les investisseurs se précipitaient en bloc vers la sortie.

Les fonds obligataires sont des fonds communs de placement qui regroupent les sommes placées par un grand nombre d’investisseurs. Les gestionnaires de ces fonds acquièrent surtout des titres à revenu fixe. Ils investissent donc dans des actifs relativement moins liquides, mais permettent aux investisseurs de rétrocéder leurs parts à tout moment. Habituellement, les fonds obligataires constituent des placements plus liquides que les obligations. Cela s’explique en partie par le fait que les gestionnaires de fonds peuvent répondre aux demandes de rachat de parts à même les liquidités apportées par les nouveaux investisseurs.

Ce n’est cependant pas toujours le cas en période de tensions. L’expérience révèle que les investisseurs ont tendance à rétrocéder leurs parts simultanément lorsqu’ils perçoivent un risque plus élevé. L’asymétrie de liquidité entre les actifs et les passifs des fonds peut amplifier les tensions sur les marchés financiers si les gestionnaires ont tous la réaction de vendre des actifs moins liquides lorsque les investisseurs se ruent vers la sortie.

Nous quantifions les effets des ventes précipitées des investisseurs dans un scénario hypothétique où les fonds subissent des pertes en raison de la hausse rapide des taux d’intérêt. Pour ce faire, nous utilisons Ceto, un nouveau modèle d’analyse de tests de résistance pour les fonds d’investissement au Canada (pour en savoir plus sur ce modèle, voir la figure 1 et Arora et autres, 2019).


Dans notre scénario de risque, les taux d’intérêt au Canada augmentent rapidement de 100 points de base. Nous utilisons Ceto pour analyser ce scénario en comparant les données de 2018 et de 2007. Le tableau 1 donne les résultats de cette analyse.

Tableau 1 : Les fonds obligataires jouent un plus grand rôle dans l’amplification des chocs subis par le système financier

2007 2018
Total des parts rétrocédées par les investisseurs (en milliards de dollars canadiens) 14,2 68,5
Total des obligations de sociétés vendues (en milliards de dollars canadiens) 5,0 31,7
Hausse des rendements exigés (en points de base) 44 93

Lorsque les investisseurs exigent des rendements (ou des baisses de prix) plus élevés pour l’achat d’obligations de sociétés, le coût pour assurer la liquidité de ce marché augmente. Les rendements exigés sont plus importants lorsque la simulation s’appuie sur les données de 2018 au lieu de celles de 2007. Les résultats plus élevés obtenus avec les données de 2018 reflètent la croissance rapide des risques et de la taille des portefeuilles gérés par les fonds obligataires depuis 2007 (Arora, Merali and Ouellet Leblanc 2018; Bédard-Pagé 2019).

Nos résultats sont sensibles aux principales hypothèses que nous avons formulées concernant la combinaison d’actifs utilisée par les gestionnaires de fonds pour répondre aux demandes de rachat de parts. Ils diffèrent aussi lorsque les obligations vendues sont achetées soit par des courtiers en valeurs mobilières, soit par des investisseurs à long terme. Selon les hypothèses retenues, l’estimation de la hausse des rendements exigés pour 2018 varie de 63 à 137 points de base.

Notre analyse porte à croire que les actions communes des fonds obligataires ont une plus grande incidence qu’auparavant sur la liquidité du marché des titres à revenu fixe. Comme les fonds obligataires continuent de prendre de l’expansion, Ceto propose un cadre pour les tests de résistance afin de nous aider à évaluer les vulnérabilités et à mieux ancrer dans la réalité nos décisions à l’égard de la stabilité financière. La Banque du Canada continuera de surveiller ces fonds et leur incidence sur le système financier.

L’application de tests de résistance aux fonds obligataires

Nous voulons évaluer l’incidence potentielle sur les fonds obligataires d’une hausse rapide des taux d’intérêt découlant de la conjoncture économique ou financière à l’extérieur du Canada. Il s’agit de l’un des principaux risques menaçant la stabilité du système financier canadien relevés dans la Revue du système financier (Banque du Canada, 2018).

Pour les gestionnaires de fonds obligataires, une montée des taux d’intérêt se traduit par une perte de valeur des portefeuilles de titres à revenu fixe. Afin de quantifier les pertes possibles, nous établissons un scénario de risque grave, mais déjà vu dans le passé, et nous appliquons des tests de résistance aux fonds obligataires, à l’aide de Ceto. Nous calculons les effets qu’aurait une hausse de taux de 100 points de base (en l’espace d’un trimestre) sur la valeur de l’actif des fonds obligataires.

Le test de résistance de Ceto porte uniquement sur les fonds obligataires (fonds commun de placement à capital variable) détenant un grand nombre d’obligations de sociétés canadiennes. Le rapport technique connexe (Arora et autres, 2019) comprend des renseignements sur les données sous-jacentes et des explications sur notre façon de procéder pour repérer les fonds obligataires.

Les fonds obligataires détiennent aujourd’hui 23 % de l’ensemble des obligations de sociétés canadiennes, ce qui équivaut à une hausse de 12 % par rapport à 2007. En moyenne, les obligations de sociétés canadiennes représentent 52 % des obligations des fonds obligataires. Notre échantillon de la fin de 2018 est composé de 243 fonds obligataires, dont les actifs sous gestion totalisent 354 milliards de dollars canadiens. Le tableau 2 montre la croissance des fonds obligataires depuis 2007.

Tableau 2 : Les fonds obligataires détiennent maintenant un plus grand nombre d’obligations de sociétés

Année 2007 2018
Nombre de fonds 147 243
Taille moyenne des fonds (en millions de dollars canadiens) 746 1 457
Part des fonds obligataires dans l’ensemble des fonds commun de placement au Canada (en pourcentage)* 18 31
Part de l’encours des obligations de sociétés libellées en dollars canadiens détenue par les fonds obligataires (en pourcentage)** 12,3 23,3

* À l’exception des fonds du marché monétaire et des fonds de fonds
** Selon la valeur comptable

Les demandes de rachat des investisseurs augmentent après un mauvais rendement

Les fonds obligataires visés par notre scénario de risque enregistrent des pertes dans leurs portefeuilles. Selon nos estimations, celles-ci s’élèveraient en moyenne à 6,2 % en 2018, contre 5,7 % en 2007, après une hausse de taux d’intérêt de 100 points de base. Les études font largement ressortir que les investisseurs des fonds communs de placement ont tendance à rétrocéder leurs parts en réaction aux pertes sur portefeuille. En se basant sur la relation historique entre les flux des fonds et leur rendement, Ceto prévoit que les pertes de 6,2 % de 2018 entraîneraient des demandes de rachat de parts représentant 68,5 milliards de dollars canadiens. Il s’agit là d’une forte augmentation par rapport aux prévisions du modèle pour 2007 (demandes de rachat de 14,2 milliards de dollars canadiens). Cela s’explique en partie par la croissance de la taille des fonds obligataires et par leur exposition accrue aux obligations de sociétés depuis 2007.

Les fonds rééquilibrent leurs portefeuilles pour répondre aux demandes de rachat

Lorsque les investisseurs décident de rétrocéder leurs parts, les gestionnaires de fonds doivent puiser dans leur trésorerie et vendre des obligations pour respecter leur engagement et verser l’argent dû aux investisseurs. Normalement, les gestionnaires de fonds recourent à une stratégie de gestion de la liquidité qui est assez répandue : la stratégie de gestion horizontale. Ils choisissent en fait de répondre aux demandes de rachat en utilisant leurs avoirs liquides (trésorerie et obligations d’État).

Des notes analytiques du personnel publiées récemment (Arora and Ouellet Leblanc 2018; Arora, Fan and Ouellet Leblanc 2019) montrent que les gestionnaires de fonds obligataires se servent habituellement de leurs actifs liquides, mais qu’ils céderont aussi des actifs moins liquides (obligations de sociétés) pour maintenir la liquidité de leur portefeuille s’ils craignent des demandes de rachat persistantes. Cette stratégie de gestion de la liquidité est dite « verticale ».

Si nous supposons que les gestionnaires de fonds adopteront une stratégie de gestion verticale, nous constatons qu’une hausse de taux de 100 points de base en 2018 entraînerait des ventes d’obligations de sociétés plus élevées que par le passé (graphique 1). Les fonds obligataires vendraient 31,7 milliards de dollars canadiens en obligations de sociétés en l’espace d’un trimestre si ce scénario se produisait en 2018, comparativement à 5 milliards de dollars canadiens s’il survenait en 2007. Ces chiffres équivalent respectivement à 5,5 % et à 1,8 % de l’encours des obligations de sociétés en 2018 et en 2007. Cette comparaison est utile, car elle nous indique que les fonds obligataires pourraient jouer un rôle plus important qu’auparavant dans l’amplification des chocs subis par le système financier.

Graphique 1 : Incidence des hausses de taux d’intérêt sur les ventes d’obligations de sociétés

Les ventes d’obligations font baisser les prix sur le marché

Dans Ceto, les actifs vendus par les fonds obligataires peuvent seulement être achetés par des courtiers en valeurs mobilières et des investisseurs à long terme, comme des sociétés d’assurance et des caisses de retraite. Avant de prendre la décision d’acheter des obligations de sociétés, ces participants au marché évaluent le profit qu’ils peuvent tirer des rendements exigés (baisses de prix) par rapport au coût du financement. Dans le modèle Ceto, les courtiers en valeurs mobilières fournissent le financement. Par exemple, une grande caisse de retraite détenant 1 milliard de dollars canadiens en obligations de sociétés pourrait être prête à acheter d’autres obligations si leur prix réduit offrait un bon potentiel de rendement par rapport au coût du financement. Lorsque les investisseurs exigent des rendements (ou des baisses de prix) plus élevés pour l’achat d’obligations de sociétés, le coût pour assurer la liquidité de ce marché augmente.

Dans notre scénario de risque fondé sur des données de 2018, nous prévoyons que les rendements exigés (baisses de prix) augmenteraient de 93 points de base si les fonds obligataires vendaient 31,7 milliards de dollars canadiens en obligations de sociétés canadiennes pour répondre aux demandes de rachat des investisseurs. En revanche, cette hausse serait de 44 points de base en 2007. L’écart entre 2007 et 2018 porte à croire que les fonds obligataires pourraient avoir une plus grande incidence qu’auparavant sur la liquidité du marché des titres à revenu fixe, comme le révèle l’accroissement des rendements exigés. Le graphique 2 montre que la hausse estimée des rendements exigés en 2018 serait plus élevée que celle que nous avons connue pendant le choc des prix du pétrole et l’épisode de très grande volatilité des obligations du Trésor américain (« taper tantrum »), mais moindre que celle observée pendant la crise financière mondiale.

Graphique 2 : Incidence des ventes d’actifs par les fonds obligataires sur les prix du marché

Et si les fonds obligataires vendaient moins d’obligations de sociétés?

Nos résultats reposent sur les hypothèses relatives à la combinaison de trésorerie et de ventes d’actifs utilisée pour répondre aux demandes de rachat. Nous analysons une autre réaction possible (stratégie de gestion mixte de la liquidité), dans laquelle certains fonds obligataires vendent plus d’actifs liquides pour réduire au minimum l’incidence que la vente d’obligations de sociétés a sur les prix (stratégie de gestion horizontale), alors que d’autres optent pour une stratégie de gestion verticale afin d’empêcher leur portefeuille de s’éloigner de leur répartition cible. Cette stratégie de gestion mixte peut survenir si certains gestionnaires de fonds préfèrent utiliser des actifs liquides pour répondre aux demandes de rachat quand ils prévoient une période de tensions de courte durée.

Selon nos estimations, qui sont tirées d’un scénario de risque basé sur des données de 2018, une stratégie de gestion mixte de la liquidité engendrerait des ventes d’obligations de sociétés totalisant 17,8 milliards de dollars canadiens, soit une baisse de 44 % par rapport à notre hypothèse de référence (stratégie de gestion verticale) (Graphique 3). Le graphique 2 montre également que les rendements exigés diminueraient de 30 points de base en raison de l’utilisation d’actifs liquides par certains fonds pour répondre aux demandes de rachat des investisseurs.

Graphique 3 : Incidence d’une stratégie de gestion mixte de la liquidité

Et si les investisseurs à long terme n’achetaient pas d’obligations de sociétés?

Dans notre analyse, nous supposons que les investisseurs à long terme tirent profit des prix réduits pour acheter les obligations de sociétés mises en vente par les fonds obligataires. Cependant, il se peut que ces investisseurs n’aient pas la capacité ou la volonté d’accroître leurs avoirs en obligations de sociétés en période de tensions. Nous nous penchons sur une autre hypothèse : les courtiers en valeurs mobilières sont alors les seuls acheteurs d’obligations de sociétés. Dans cette situation, ils fournissent des liquidités aux fonds obligataires, mais exigent un plus grand escompte sur le prix des titres, car ils doivent composer avec des coûts réglementaires plus élevés que ceux assumés par les investisseurs à long terme.

Si les courtiers en valeurs mobilières étaient les seuls à acheter les obligations vendues par les fonds, nous estimons, sur la base des données de 2018, que les rendements exigés augmenteraient de 44 points de base supplémentaires par rapport à ceux de notre hypothèse de référence, pour s’établir à 137 points de base (graphique 2). Ce résultat indique que les ventes d’actifs par les gestionnaires de fonds obligataires pourraient exercer de plus fortes pressions que prévu sur les prix du marché si les investisseurs à long terme n’achetaient pas d’obligations de sociétés.

Conclusion

À l’aide de Ceto, nouveau modèle d’analyse de tests de résistance pour les fonds d’investissement, nous quantifions les répercussions des ventes d’actifs par les fonds obligataires dans un scénario où les taux d’intérêt augmentent rapidement. Comme les fonds obligataires grossissent et qu’ils sont plus exposés aux obligations de sociétés, nous estimons que les ventes d’actifs auraient une incidence beaucoup plus grande qu’auparavant sur la liquidité du marché des titres à revenu fixe.

L’ampleur de la détérioration de la liquidité du marché dépend des hypothèses que nous avons retenues concernant les stratégies de gestion de la liquidité des gestionnaires de fonds obligataires et le rôle des investisseurs à long terme en période de tensions. Comme les fonds obligataires continuent de prendre de l’expansion, Ceto propose un modèle d’analyse des tests de résistance nécessaire pour quantifier les répercussions sur le système financier des ventes collectives de titres par les fonds obligataires.

Bibliographie

  1. Arora, R., G. Bédard-Pagé, G. Ouellet Leblanc et R. Shotlander (2019). Bond Funds and Fixed-Income Market Liquidity: A Stress-Testing Approach, rapport technique no 115, Banque du Canada.
  2. Arora, R. et G. Ouellet Leblanc (2018). How Do Canadian Corporate Bond Mutual Funds Meet Investor Redemptions?, note analytique du personnel no 2018-14, Banque du Canada.
  3. Arora, R., C. Fan et G. Ouellet Leblanc (2019). Liquidity Management of Canadian Corporate Bond Mutual Funds: A Machine Learning Approach, note analytique du personnel no 2019-7, Banque du Canada.
  4. Arora, R., N. Merali et G. Ouellet Leblanc (2018). Did Canadian Corporate Bond Funds Increase their Exposures to Risks?, note analytique du personnel no 2018-7, Banque du Canada.
  5. Bédard-Pagé, G. (2019). Non-Bank Financial Intermediation in Canada: An Update, document d’analyse du personnel no 2019-2.
  6. Banque du Canada (2018). Revue du système financier, juin.

Remerciements

Nous remercions Don Coletti, Jean-Sébastien Fontaine, Toni Gravelle et Virginie Traclet pour leurs commentaires et suggestions fort utiles. Nous tenons également à remercier Adriano Palumbo pour sa précieuse collaboration à la recherche.

Avis d’exonération de responsabilité

Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.

DOI : https://doi.org/10.34989/san-2019-9

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