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Rendement ou résilience? Un éclairage sur le changement de stratégie des gestionnaires de portefeuille des régimes de retraite au Canada

Introduction

Cherchant désespérément à obtenir des rendements adéquats, les régimes de retraite se sont précipités sur les marchés privés ces dernières années (« Taking Back Control », 2020). Lancés dans ce qu’il est convenu d’appeler une « quête de rendements », ils s’éloignent de leur stratégie traditionnelle de placement fondée sur la répartition mixte 60 % actions-40 % obligations.

Nous examinons la forme qu’aurait prise cette nouvelle approche parmi les régimes de retraite privés au Canada durant la période 1998-2018 en exploitant les données anonymisées fournies par le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) sur les actifs et passifs de 128 régimes privés à prestations déterminées sous réglementation fédérale.

Nos analyses révèlent qu’en raison de la baisse des taux d’intérêt, 64 % des régimes de retraite de notre échantillon ont délaissé la répartition mixte 60‑40 au profit d’actifs non traditionnels comme les placements dans des fonds de capital-investissement, l’immobilier et les infrastructures, tout en allouant la majorité de leurs investissements à des obligations. Un tiers des régimes ont réaménagé passablement leur portefeuille (ils ont modifié plus de 30 % du total de leurs actifs).

Cette augmentation de la part des obligations — dont les rendements sont plus sûrs, mais plus bas que ceux d’autres placements — s’accorde mal avec la quête de rendements. Nous démontrons plutôt que la volonté d’atténuer le risque d’insolvabilité motive ce changement important.

À travers le monde, de nombreux régimes de retraite privés sont soumis depuis longtemps à des exigences réglementaires en matière de solvabilité, et les régimes canadiens qui relèvent du BSIF n’y échappent pas (Greenwood et Vissing-Jorgensen, 2019). Lorsqu’un régime ne remplit pas les exigences en matière de solvabilité, son promoteur est tenu de le renflouer en effectuant des versements spéciaux qui s’ajoutent aux cotisations annuelles habituelles. De tels versements représentent un risque onéreux que nous dénommons « risque d’insolvabilité ».

Nous montrons que la baisse à long terme des taux d’intérêt depuis 2004 ronge les excédents de solvabilité. À l’inverse, la part accrue d’obligations permet :

  • de protéger les régimes de retraite contre l’exposition aux fluctuations des taux d’intérêt;
  • d’atténuer le risque d’insolvabilité.

Au même moment, pour pouvoir amortir une partie de la baisse de rendement des obligations d’État, les régimes de retraite ont investi davantage dans des obligations de sociétés, des fonds de capital-investissement, des infrastructures privées et l’immobilier. Au total, le réaménagement des portefeuilles a induit une légère réduction des rendements anticipés, de l’ordre de 25 points de base, en regard de ceux des régimes qui ont conservé une répartition 60‑40 plus classique.

Malgré le recul des taux d’intérêt, la plupart des régimes qui ont modifié à plus de 30 % la composition de leur portefeuille sont revenus à une situation de pleine capitalisation en 2016, et la volatilité de leur ratio de solvabilité a diminué de 30 %. En revanche, la plupart des régimes qui ont maintenu un portefeuille à composition mixte 60‑40 ont enregistré un déficit de solvabilité en 2018.

Nos résultats apportent un éclairage complémentaire et neuf sur la décision des régimes de retraite d’incorporer davantage d’actifs non traditionnels dans leur portefeuille. Selon l’explication courante, celle de la quête de rendement, les régimes réagissent à une baisse de rendements en optant pour une exposition globale au risque plus importante, en vue d’atteindre leurs objectifs de rendement.

Nous prenons le contre-pied de cette explication. Pris isolément, il est vrai que l’acquisition d’actifs non traditionnels et d’obligations de sociétés ou le recours au levier financier constituent une prise de risque que les régimes choisissent en contrepartie de gains de rendements. Nous montrons toutefois que les placements de ce genre s’inscrivent dans une stratégie plus large destinée à réduire le risque d’insolvabilité pour les régimes.

Plus les portefeuilles ont une taille importante, plus il est probable qu’ils soient réaménagés, a priori parce que les gros régimes de retraite sont plus à même d’investir dans des catégories d’actifs non traditionnels que les régimes de petite taille. Dans notre échantillon :

  • 85 % des régimes dont la valeur des actifs sous gestion est supérieure à 500 millions de dollars ont modifié la composition de leurs portefeuilles, contre 52 % des régimes dont la valeur des actifs sous gestion est inférieure à 500 millions de dollars.

La taille des régimes de retraite n’est cependant pas le seul facteur. Nous constatons que l’exposition au risque d’insolvabilité est un autre prédicteur clé du réaménagement d’un portefeuille.

Les régimes de retraite qui ne modifient pas la composition de leur portefeuille pourraient se voir confrontés à un risque d’insolvabilité plus élevé. Ces régimes peuvent avoir des raisons légitimes de conserver une répartition mixte 60‑40, mais cette décision les expose aux fluctuations à court terme des taux d’intérêt et des cours des actifs. Lorsque la répartition traditionnelle est maintenue, les promoteurs des régimes n’ont d’autre choix que d’effectuer des versements spéciaux en cas de déficit de solvabilité persistant.

Les baisses soutenues des taux d’intérêt rongent les excédents de solvabilité

Nous utilisons les données anonymisées fournies par le BSFI pour analyser 128 régimes de retraite :

  • qui étaient en vigueur en 2018;
  • dont les actifs sous gestion dépassaient 50 millions de dollars (voir l’annexe).

Ensemble, ces régimes forment un groupe diversifié et gèrent des actifs totalisant 200 milliards de dollars, soit l’équivalent du troisième régime de pension en importance au Canada (Bédard-Pagé et autres, 2016).

Selon les exigences du BSIF, les régimes de retraite doivent présenter deux ratios actifs-passifs (le ratio de solvabilité et le ratio de continuité de l’exploitation) supérieurs à 1.

Dans les deux cas, la valeur des actifs figure au numérateur, et la valeur actualisée des passifs futurs, au dénominateur. L’une des grandes différences entre ces ratios est la méthode d’actualisation des passifs.

La méthode retenue pour le ratio de solvabilité repose sur le rendement d’une obligation à long terme. Cela permet de veiller à ce que les actifs soient suffisants pour acheter une rente couvrant les prestations de retraite promises si l’employeur met fin au régime dans un avenir rapproché. Comme le taux d’actualisation utilisé est un taux de marché, ce ratio est très sensible aux fluctuations des taux d’intérêt.

En revanche, pour le ratio de continuité de l’exploitation, la méthode d’actualisation des passifs repose sur le taux de rendement attendu des actifs. Ce ratio est donc beaucoup moins sensible aux fluctuations des taux d’intérêt. Il permet de veiller à ce que les actifs puissent couvrir les passifs, si le régime reste en vigueur à long terme.

Le graphique 1 montre que les régimes de retraite ont enregistré des excédents de solvabilité et de continuité à la fin des années 1990 (zone au-dessus de la ligne horizontale). Il indique également que le taux d’actualisation servant à établir la solvabilité est graduellement passé d’environ 6 % en 2004 à près de 3 % en 2018, ce qui concorde avec la baisse continue des taux d’intérêt pendant cette période (Feunou et Fontaine, 2019).

  • une hausse de la valeur des passifs de solvabilité;
  • une érosion des excédents de solvabilité.

À elle seule, la diminution du taux d’actualisation explique à hauteur de 42 % la baisse du ratio de solvabilité. À ce propos, beaucoup de régimes de retraite au Canada ont connu un déficit de solvabilité persistant depuis 2002 en raison de la baisse des taux d’intérêt.

Cette baisse a une moins grande incidence sur le ratio de continuité de l’exploitation, qui affiche de nouveau des excédents depuis 2013, du fait de la forte reprise des rendements des actifs des régimes après la crise financière mondiale de 2008-2009.

Graphique 1 : Les excédents de solvabilité des régimes de retraite sont devenus des déficits à la suite de la baisse des taux d’intérêt

Nota : Le ratio de solvabilité et le ratio de continuité de l’exploitation (échelle de gauche) ainsi que le taux d’actualisation servant à établir la solvabilité (échelle de droite) sont des mesures médianes obtenues pour l’ensemble des 128 régimes.
Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018

Les régimes de retraite réagissent à la baisse des taux d’intérêt en réaménageant leur portefeuille

Pour examiner la façon dont les régimes de retraite privés au Canada ont modifié leur portefeuille pour réagir à la baisse des taux d’intérêt, nous avons classé leurs actifs en quatre grandes catégories :

  • actions,
  • obligations de sociétés,
  • immobilier,
  • autre (fonds de capital-investissement et infrastructures, principalement).

Nous calculons ensuite la variation de la répartition de chaque catégorie d’actifs de 2004 à 2018, puis la somme de ces résultats pour obtenir le changement global de la composition du portefeuille de chaque régime (voir l’annexe). Nous prenons l’année 2004 comme point de départ, car elle coïncide avec le début de la baisse soutenue des taux d’intérêt. Un changement de 0 % indique qu’il n’y a eu aucune variation de la répartition des actifs, alors qu’un changement de 100 % signale un réaménagement complet du portefeuille.

Le graphique 2 indique que 64 % des régimes de retraite de notre échantillon ont changé plus de 10 % de la composition de leur portefeuille depuis 2004. Les actifs de ces régimes représentaient 88 % de l’ensemble des avoirs des régimes en 2018. De plus, environ le tiers d’entre eux ont connu un changement important correspondant à un réaménagement de plus de 30 % des actifs de leur portefeuille. Nous les désignons comme des « régimes à fort degré de réaménagement », tandis que nous considérons les autres comme des « régimes à degré de réaménagement modéré » et des « régimes avec statu quo ».

Graphique 2 : Les régimes de retraite ont réaménagé leur portefeuille entre 2004 et 2018

Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018


Le graphique 3 illustre la répartition médiane des actifs de chaque groupe au fil du temps. Nous constatons que :

  • tous les régimes sont partis de la même répartition traditionnelle 60-40 en 2004;
  • les régimes à degré de réaménagement modéré et à fort degré de réaménagement ont graduellement modifié leur portefeuille devant la baisse persistante des taux d’intérêts, ce qui indique un changement structurel;
  • les régimes à degré de réaménagement modéré et à fort degré de réaménagement ont employé la même stratégie de gestion de portefeuille, en diminuant la proportion d’actions et en augmentant la proportion d’actifs non traditionnels et d’obligations;
  • si les régimes à fort degré de réaménagement ont changé la composition de leur portefeuille dès 2004, la plupart des régimes à degré de réaménagement modéré ont plutôt commencé à le faire dans les années 2010.

Graphique 3 : Les régimes qui ont réaménagé leur portefeuille depuis 2004 détiennent maintenant une majorité d’obligations

Nota : Nous avons regroupé les catégories « immobilier » et « autre » pour pouvoir dégager une tendance parmi les actifs non traditionnels. La répartition des actifs correspond aux proportions médianes des actifs de chaque groupe de régimes.
Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018

À la recherche de la résilience

À première vue, le fait que beaucoup de régimes ont délaissé les placements en actions cotées au profit des placements privés semble indiquer qu’ils ont accru leur exposition au risque pour réaliser de meilleurs rendements. De plus, certaines observations donnent à penser que bon nombre de régimes ont haussé la proportion de leur portefeuille consacrée aux obligations de sociétés et ont eu davantage recours au levier financier.

Cependant, les régimes de notre échantillon ont aussi affecté la majorité de leurs investissements à des placements en obligations, qui ont des rendements moyens plus faibles que les actions. Par conséquent, le rendement attendu à long terme pour l’ensemble de leur portefeuille est passé de 5,25 % avec une répartition 60‑40 (médiane des régimes avec statu quo) à 5 % en 2018 (médiane des régimes à fort degré de réaménagement). Cette tendance ne concorde pas avec la quête de rendements habituelle.

Nous estimons plutôt que le changement de la composition des portefeuilles se veut une stratégie visant à atténuer le risque d’insolvabilité. Comme les bas taux d’intérêt ont rongé les excédents de solvabilité, les régimes n’ont plus qu’un petit coussin pour éviter un déficit de solvabilité causé par d’autres baisses des taux ou des cours boursiers. Sans ce coussin, ces évolutions des marchés pourraient obliger les promoteurs des régimes à effectuer des versements spéciaux. La baisse des taux d’intérêt a donc fait augmenter le risque d’insolvabilité.

L’acquisition d’obligations et d’actifs non traditionnels améliore de trois façons la résilience des régimes de retraite face au risque d’insolvabilité. D’abord, une répartition principalement axée sur les obligations permet aux régimes de se protéger contre les fluctuations des passifs de solvabilité découlant des fluctuations des taux d’intérêt (Fisher et Weil, 1971). Intuitivement, comme les prix des obligations et les passifs de solvabilité augmentent quand les taux diminuent, les placements en obligations viennent compenser la hausse des passifs. En recourant au levier financier, les régimes peuvent aussi accroître leur protection contre le risque de taux d’intérêt en augmentant la durée des échéances.

Ensuite, les régimes qui ont orienté leurs placements dans des actifs non traditionnels et des obligations de sociétés compensent ainsi partiellement les faibles rendements des obligations d’État. Nos observations basées sur l’échantillon semblent indiquer une corrélation directe entre la proportion des actifs non traditionnels et celle des obligations : les régimes qui n’augmentent pas la part de leurs placements en obligations d’État n’augmentent pas non plus celle de leurs placements en actifs non traditionnels.

Enfin, les actifs non traditionnels qui ne sont pas évalués au cours du marché, comme les placements dans des fonds de capital-investissement et dans l’immobilier, permettent de réduire le risque d’insolvabilité. En effet, ces actifs permettent de réduire la volatilité de la valeur des actifs figurant au bilan des régimes (comparativement aux actions cotées), et donc les fluctuations du ratio de solvabilité. En outre, les placements en actifs réels, comme des infrastructures privées, ont tendance à générer des flux de trésorerie semblables à ceux des obligations, ce qui protège encore plus les régimes contre les fluctuations des taux d’intérêt (Beath et autres, 2021).

Pour évaluer si le changement de la composition du portefeuille améliore la résilience face au risque d’insolvabilité, nous traçons l’évolution du ratio de solvabilité médian pour chacun des trois groupes de régimes ainsi que le taux d’actualisation médian servant à établir la solvabilité (graphique 4). Nous nous concentrons sur les cinq dernières années de l’échantillon (de 2013 à 2018) pour que la répartition des actifs soit différenciable entre les groupes.

Le graphique 4 montre que tous les régimes avaient au départ un ratio de solvabilité semblable en 2013. Cependant, un écart important s’est creusé entre le ratio de solvabilité des régimes avec degré de réaménagement et celui des régimes avec statu quo, et il a persisté jusqu’à la fin de la période couverte par notre échantillon. Dans l’ensemble, les régimes avec degré de réaménagement ont été 30 % moins volatils que les régimes avec statu quo (comme en témoigne la variation en pourcentage de leur ratio de solvabilité).

Graphique 4 : Les régimes à fort degré de réaménagement résistent mieux au risque d’insolvabilité

Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018


Cependant, la résilience accrue face au risque d’insolvabilité conduit à un taux de rendement plus bas du portefeuille. Cela entraîne une évaluation plus élevée des passifs de continuité, et donc un ratio de continuité de l’exploitation plus faible. D’une certaine manière, les régimes renoncent à une partie de l’excédent de continuité pour avoir une plus grande résilience au risque d’insolvabilité.

Le graphique 5 indique clairement que les régimes à fort degré de réaménagement ont un ratio de continuité de l’exploitation plus faible que les régimes à degré de réaménagement modéré et avec statu quo pendant cette période. Toutefois, cet arbitrage n’est pas contraignant, car tous les groupes maintiennent un excédent de continuité en 2018.

Graphique 5 : Les régimes à fort degré de réaménagement renoncent au rendement attendu, mais maintiennent un excédent de continuité

Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018

Dans l’annexe, nous présentons les résultats d’une série de tests de robustesse et éliminons les autres facteurs qui pourraient expliquer ces tendances. Nous confirmons que les régimes à fort degré de réaménagement :

  • ne redeviennent pas solvables parce qu’ils ont effectué des versements spéciaux;
  • ne sont pas devenus moins sensibles aux fluctuations des taux d’intérêt en raison des échéances plus courtes de leurs passifs;
  • ne redeviennent pas solvables en raison du récent changement de méthode d’évaluation de la solvabilité permis dans les règlements du BSIF.

Combinées aux exigences en matière de solvabilité, les récentes réformes comptables pourraient avoir poussé une partie des régimes à se tourner vers des actifs non traditionnels et des obligations. Ces réformes pourraient expliquer pourquoi les régimes à degré de réaménagement modéré ont commencé à changer la composition de leur portefeuille plus tard.

Entérinée en 2011, la Norme internationale d’information financière (IFRS) 13 stipule que les employeurs doivent déclarer dans leur bilan la valeur des passifs des régimes de retraite fondée sur le rendement d’une obligation à long terme (semblable aux directives du BSIF pour le calcul des passifs de solvabilité). Cette réforme comptable amplifie l’exposition des promoteurs des régimes à la baisse des taux d’intérêt. Elle pourrait donc avoir contribué à la modification de la composition des portefeuilles.

Les régimes qui changent la composition de leur portefeuille sont de plus grande taille et plus mûrs, et leurs actifs sont gérés à l’interne

Si le changement de la composition de leur portefeuille accroît la résilience face au risque d’insolvabilité, pourquoi certains régimes ont-ils préféré le statu quo? Nous remarquons que la taille des régimes est un facteur déterminant pour le réaménagement des portefeuilles. Dans notre échantillon, 85 % des régimes dont les actifs sous gestion dépassaient 500 millions de dollars ont changé leur stratégie de placement, comparativement à seulement 52 % des régimes dont les actifs sous gestion étaient inférieurs à 500 millions de dollars. Les régimes de grande taille sont mieux à même d’investir dans des catégories d’actifs non traditionnels.

Par contre, ce ne sont pas tous les régimes de grande taille qui ont modifié leur portefeuille. Parmi les 33 régimes dont les actifs sous gestion dépassaient 1 milliard de dollars, 6 ont conservé une répartition traditionnelle 60‑40. Afin de cerner les autres facteurs influant sur le réaménagement des portefeuilles, nous établissons pour 2018, la dernière année de la période couverte par l’échantillon, une distinction entre les régimes à fort degré de réaménagement et les régimes avec statu quo selon la proportion :

  • de membres retraités;
  • de placements en actions et en obligations gérés à l’interne.

Le graphique 6 montre que l’ampleur du réaménagement augmente très nettement quand les régimes comptent plus de membres retraités et que leurs actifs sont surtout gérés à l’interne.

Graphique 6 : Les régimes qui changent la composition de leur portefeuille sont plus mûrs, et leurs actifs sont davantage gérés à l’interne

Nota : Le pourcentage de membres retraités des régimes correspond à la proportion médiane d’adhérents déjà à la retraite pour la période de 2016 à 2018. La part des actifs gérés à l’interne est une médiane : elle représente la part des placements en actions et en obligations détenus directement.
Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018


Le graphique 6 indique que les régimes à fort degré de réaménagement sont plus mûrs : environ 60 % de leurs membres sont retraités, par rapport à 35 % dans le cas des régimes avec statu quo. Les régimes à fort degré de réaménagement ont probablement accumulé des passifs plus importants. Cela signifie donc que les déficits et les versements spéciaux éventuels en vue de rétablir la solvabilité auraient une plus grande incidence sur les activités des promoteurs. Même si ces régimes plus mûrs ont des passifs de plus courte durée que ceux des jeunes régimes, il est plus impératif qu’ils gèrent leur risque d’insolvabilité.

De plus, les régimes à fort degré de réaménagement gèrent directement environ 90 % de leurs placements en actions et en obligations, tandis que les régimes avec statu quo ne gèrent presque aucun placement eux-mêmes. Selon les récents travaux de Beath et autres (2021), les régimes de retraite canadiens dont la gestion des actifs est surtout faite à l’interne peuvent réduire leurs coûts et consacrer des ressources à la gestion des risques. Nous soutenons donc que le fait d’avoir à l’interne une solide équipe de gestionnaires de risques permet aux régimes à fort degré de réaménagement d’atténuer plus efficacement le risque d’insolvabilité.

L’étude de cas menée par Gang (2020) sur Air Canada conforte nos résultats. En 2009, les huit régimes de retraite à prestations déterminées de la société ont connu un déficit de solvabilité de 2,6 milliards de dollars en maintenant une répartition traditionnelle 60‑40 pour leurs portefeuilles, tous gérés à l’externe. Ces régimes arrivaient à maturité rapidement : 60 % de leurs passifs étaient liés à leurs obligations envers des membres retraités, ce qui veut dire qu’une plus grande partie des prestations de retraite devenaient exigibles. Grâce à une meilleure dotation de leurs équipes de gestion interne, les régimes ont graduellement orienté leur portefeuille vers des obligations et des actifs non traditionnels, en plus d’avoir recours au levier financier. En 2019, ils ont réussi à enregistrer un excédent de solvabilité, malgré la baisse des taux d’intérêt pendant cette période.

Les régimes avec statu quo courent un plus grand risque d’insolvabilité dans l’avenir

Quels sont les effets du risque d’insolvabilité pour le reste (36 %) des régimes de retraite qui continuent de gérer leur portefeuille selon une répartition traditionnelle 60-40?

Ces régimes peuvent avoir de bonnes raisons de ne pas modifier leur portefeuille. Ils n’ont peut-être pas aussi facilement accès aux marchés privés que les gros régimes. Il se peut également qu’ils préfèrent le statu quo s’ils ont relativement peu de passifs, comme l’illustre le graphique 6. Autre raison : beaucoup de ces régimes ont actuellement un déficit de solvabilité, et il peut donc leur sembler onéreux de changer la composition de leur portefeuille. A priori, lorsque les régimes ne répondent plus aux exigences fixées en matière de solvabilité, l’acquisition d’obligations pour contrebalancer leurs passifs vient matérialiser le déficit. Des versements spéciaux doivent alors être effectués pour rétablir la solvabilité.

Cependant, le maintien d’une répartition 60-40 risque d’exposer les régimes aux fluctuations des cours des actifs et des taux d’intérêt sur les marchés. Pensons à mars 2020, quand les marchés boursiers ont reculé de 37 % et les taux d’intérêt à court terme ont chuté de 1,5 %. Étant donné cette exposition au risque d’insolvabilité, les promoteurs des régimes doivent être prêts à effectuer des versements spéciaux si les déficits de solvabilité persistent.

Conclusion

La baisse à long terme des taux d’intérêt a entraîné :

  • une réglementation contraignante en matière de solvabilité;
  • des déficits de solvabilité persistants pour beaucoup de régimes de retraite canadiens à prestations déterminées.

Parmi les 128 régimes de notre échantillon, 64 % ont changé passablement la composition de leur portefeuille en délaissant la répartition mixte 60 % actions-40 % obligations au profit de placements :

  • en actifs non traditionnels (fonds de capital-investissement, immobilier, infrastructures, etc.);
  • en obligations.

Nous estimons que cette stratégie de gestion de portefeuille vise à réduire le risque d’insolvabilité tout en continuant de générer des rendements.

Nos analyses jettent un nouvel éclairage sur le phénomène de la quête de rendements. Elles démontrent que les risques associés aux actifs non traditionnels, comme les obligations de sociétés, et à d’autres stratégies, comme le recours au levier financier, ne doivent pas être étudiés de manière isolée. Ils doivent plutôt être considérés comme des éléments de la stratégie globale de gestion de portefeuille destinée à atténuer le risque d’insolvabilité.

À l’avenir, il serait intéressant d’examiner l’incidence des réformes réglementaires en matière de solvabilité – notamment les récentes réformes adoptées par les régimes canadiens sous réglementation provinciale – sur la stratégie de gestion de portefeuille de l’ensemble des régimes de retraite.

Bibliographie

  1. Beath, A., S. Betermier, C. Flynn et Q. Spehner (2021). « The Canadian Pension Fund Model: A Quantitative Portrait », Journal of Portfolio Management.
  2. Bédard-Pagé, G., A. Demers, E. Tuer et M. Tremblay (2016). « Les grandes caisses de retraite publiques canadiennes sous l’angle du système financier », Revue du système financier, Banque du Canada, juin, p. 35-42.
  3. Cremers, M., et A. Petajisto (2009). « How Active Is Your Fund Manager? A New Measure That Predicts Performance », The Review of Financial Studies, volume 22, numéro 9, p. 3329-3365.
  4. Feunou, B., et J.-S. Fontaine (2019). The Secular Decline of Forecasted Interest Rates, note analytique du personnel 2019-1, Banque du Canada.
  5. Fisher, L., et R. L. Weil (1971). « Coping with the Risk of Interest-Rate Fluctuations: Returns to Bondholders from Naive and Optimal Strategies », The Journal of Business, volume 44, numéro 4, p. 408-431.
  6. Gang, Y. (2020). « Charting a New Course at the Air Canada Pension Plans », Benefits Canada, 15 mai 2020.
  7. Greenwood, R., et A. Vissing-Jorgensen (2019). « The Impact of Pensions and Insurance on Global Yield Curves », Swiss Finance Institute Research Paper Series, numéro 19-59, Swiss Finance Institute.
  8. Taking Back Control (2020). The Economist, dossier spécial, 12 novembre.

Remerciements

Nous remercions Benoît Brière, Annick Demers, Tamara DeMos, Jean-Philippe Dion, Toni Gravelle, Grahame Johnson, Anne-Marie Lainesse, Stephen Murchison, Jean-Claude Primeau, Martin Robichaud, Robert Scott, Virginie Traclet et Adrian Walton pour leurs observations et suggestions judicieuses.

Avis d’exonération de responsabilité

Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.

Annexe

Le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) a fourni les données anonymisées que nous avons utilisées. Au Canada, les régimes de retraite privés sous réglementation fédérale sont tenus de transmettre tous les ans au BSIF trois documents :

  • le relevé BSIF 49 (Déclaration annuelle de renseignements);
  • le relevé BSIF 60 (États financiers certifiés);
  • le formulaire T1200 (Sommaire des renseignements actuariels).

Notre échantillon renferme de riches informations sur les actifs et les passifs de l’ensemble des régimes privés sous réglementation fédérale pour les 20 dernières années. Nous analysons les données qu’apportent ces documents et nous concentrons sur les 128 régimes à prestations déterminées et régimes hybrides qui remplissent les deux conditions suivantes :

  • ils existent depuis 2018;
  • ils gèrent des actifs de plus de 50 millions de dollars.

Le tableau A-1 présente la taille des régimes selon le nombre de membres et le total des actifs.

Tableau A-1 : Les données du BSIF renseignent sur des régimes de tailles différentes

  Nombre de régimes Total des actifs (millions de dollars canadiens)
Minimum Maximum Moyenne Médiane
1998 112 1,23 10 583,31 523,36 86,31
2018 128 52,47 24 662,38 1 654,29 262,23

Mesure du réaménagement de la composition des portefeuilles

Pour déterminer comment les régimes de retraite ont adapté leur portefeuille, nous définissons un degré de réaménagement des portefeuilles qui quantifie les changements faits dans la composition des actifs d’une date (t1) à une autre (t2) :

$$Degré\,de\,réaménagement = \frac{1}{2} \sum_{i=1}^4 \bigl| w_{t_{1},i} - w_{t_{2},i} \bigl|, $$

selon une formule où wt2,i et wt1,i sont les coefficients de pondération de la catégorie d’actifs i aux temps t1 et t2. La somme est indexée pour quatre catégories d’actifs :

  • actions (actions cotées et parts de fonds d’actions);
  • obligations (encaisses, billets à court terme et obligations à long terme);
  • immobilier (actifs publics et privés);
  • autre (fonds de capital-investissement, infrastructures).

Le degré de réaménagement est borné par deux valeurs : 0 et 1. À zéro, la composition des actifs est demeurée intacte entre t1 et t2. En revanche, un degré de réaménagement de 1 signifie que le portefeuille a fait l’objet d’une refonte complète. Cette mesure s’inspire de l’indicateur de gestion active décrit dans les travaux consacrés aux fonds communs de placement pour calculer l’écart entre le portefeuille d’un fonds et un portefeuille de référence (Cremers et Petajisto, 2009).

Pour neutraliser les effets des fluctuations transitoires causées par les mouvements de prix sur les marchés, nous décidons de postuler que la composition des portefeuilles en 2004 correspond à la répartition médiane des actifs de portefeuille des années 2004, 2005 et 2006. Nous appliquons la même méthode à la composition des portefeuilles en 2018 : elle représente la répartition médiane des années 2016, 2017 et 2018.

Volatilité réduite du ratio de solvabilité

Afin d’évaluer si les portefeuilles réaménagés résistent mieux au risque d’insolvabilité, nous calculons le taux de variation annuelle du ratio de solvabilité de chacun des régimes pour la période 2014-2018. Nous calculons ensuite l’écart-type des cinq observations obtenues. Dans le cas des régimes avec statu quo, l’écart-type médian est de 5,51 %, alors qu’il est de 3,82 % parmi les régimes à fort degré de réaménagement (c’est environ 30 % de moins que l’écart-type du premier groupe de régimes).

Autres explications de la résilience accrue des régimes à fort degré de réaménagement

Par une série de tests de robustesse, nous vérifions que la résilience accrue des régimes à fort degré de réaménagement face au risque d’insolvabilité n’est pas attribuable à d’autres facteurs.

Une première explication serait que ces régimes ont bénéficié de versements spéciaux importants entre 2013 et 2018. Pour tester la validité de cette hypothèse, nous calculons la valeur cumulée des paiements spéciaux faits par chacun des trois groupes de régimes durant cette période, en proportion de leurs passifs de solvabilité respectifs de l’année 2018.

Graphique A-1 : Les régimes à fort degré de réaménagement ont rétabli leur solvabilité alors qu’ils ont effectué des cotisations spéciales moins élevées

Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018

Le graphique A-1 montre que les régimes avec statu quo ont réalisé en cinq ans des versements spéciaux équivalant à presque 8 % de leurs passifs de solvabilité, tandis que les régimes à fort degré de réaménagement ont effectué des paiements en espèces à hauteur de 2 % de leurs passifs de solvabilité. Nous en concluons que les versements spéciaux ne permettent pas à ces derniers régimes de restaurer leur solvabilité.

Une seconde explication serait que, quelle que soit la composition de leur portefeuille, les régimes à fort degré de réaménagement sont moins sensibles aux fluctuations des taux d’intérêt, car leurs passifs sont de plus courte durée. Nous testons la validité de cette hypothèse en distinguant les régimes de retraite selon un critère de longévité : plus de 50 % des membres sont déjà retraités en 2018. Nous comparons ensuite les écarts-types des variations annuelles du ratio de solvabilité pour la période 2014-2018 entre les groupes de régimes.

Graphique A-2 : L’excédent de solvabilité des régimes de retraite mûrs qui ont réaménagé leur portefeuille n’est pas plus volatil

Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018

Le graphique A-2 montre que les régimes à fort degré de réaménagement ont un écart-type de l’excédent de solvabilité plus bas que les régimes avec statu quo, quelle que soit leur longévité. Cette caractéristique est plus prononcée parmi les jeunes régimes. Le réaménagement important des portefeuilles réduit la volatilité des excédents de solvabilité des jeunes régimes. Cet effet ne concerne toutefois pas les régimes mûrs.

Enfin, une troisième explication serait que les régimes à fort degré de réaménagement appliquent depuis peu une méthode différente pour calculer le taux d’actualisation servant à établir la solvabilité (voir le Sommaire des renseignements sur le portefeuille apparié du BSIF). Le graphique A-3 présente l’évolution du taux d’actualisation médian au cours de la période à l’étude pour les trois groupes de régimes. Aucune différence ne ressort entre ceux-ci. Par conséquent, les changements faits à la méthode d’évaluation des passifs de solvabilité n’entraînent pas un rétablissement de la solvabilité des régimes à fort degré de réaménagement.

Graphique A-3 : Les trois groupes de régimes utilisent des taux d’actualisation médians semblables pour établir la solvabilité

Source : données sur les régimes de retraite fournies par le Bureau du surintendant des institutions financièresDernière observation : 2018

Autres tests de robustesse

Certains régimes de retraite ont investi une part appréciable de leurs actifs dans des fonds distincts et des fonds équilibrés. Nous ne disposons pas d’autres précisions sur les actifs de ces fonds. Aux fins de notre analyse, nous présumons que les placements ont été affectés selon une répartition mixte traditionnelle de 60 % en actions et de 40 % en obligations. Pour vérifier la validité de notre hypothèse, nous repérons dans un premier temps les régimes dont une part importante des actifs sont investis dans des fonds distincts et des fonds équilibrés. Nous les retirons ensuite de notre échantillon sans que cela vienne modifier nos résultats : la répartition traditionnelle 60-40 se vérifie largement dans le reste de l’échantillon.

Un petit nombre de régimes dont les actifs étaient répartis de la même manière au départ ont connu des changements identiques au fil du temps, ce qui laisse penser qu’ils étaient administrés par le même fonds. Pour tester la robustesse de cette hypothèse, nous amalgamons ces régimes affiliés et ne découvrons aucune différence dans nos résultats.

Pour finir, nous voulons vérifier que nos résultats ne sont pas influencés par la préférence pour les placements en obligations qui s’observe avant la cessation d’un régime. Nous comparons les modifications apportées à la composition des portefeuilles dans nos données au changement qu’effectuent généralement les régimes de retraite dans les années qui suivent l’annonce de leur cessation. Les régimes en passe de cesser leurs activités ont l’habitude de s’y préparer en investissant rapidement (en moins de deux ans) la totalité de leurs actifs dans des titres à revenu fixe. Ce type de changement ne concorde pas avec les modifications graduelles révélées par nos données.

DOI : https://doi.org/10.34989/san-2021-20

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