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À la croisée des chemins : l’innovation et la croissance inclusive

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Ooh, standin’ at the crossroad, tried to flag a ride
Ooh-ee, I tried to flag a ride
Didn’t nobody seem to know me, babe, everybody pass me by

Cross Road Blues de Robert Johnson, 1936

Introduction

Bienvenue au Canada et dans la ville enneigée de Montebello. Cette journée est consacrée à une discussion sur l’innovation et la croissance inclusive. Nous sommes ravis d’avoir autant de spécialistes dans la salle. Merci.

Nous savons que les progrès technologiques sont essentiels à l’amélioration du potentiel de croissance d’une économie. Ils se sont traduits par une hausse du niveau de vie dans les pays du G7 et dans le reste du monde, et ont permis de sortir de la pauvreté extrême plus d’un milliard de personnes depuis la Seconde Guerre mondiale1. La vague actuelle d’innovations, qui repose sur la numérisation et l’automatisation, accentuera vraisemblablement davantage la croissance tendancielle de l’économie.

Comme nous le voyons aujourd’hui, les progrès technologiques peuvent toutefois faire des laissés-pour-compte. Or, la plupart des spécialistes de la macroéconomie s’intéressent depuis seulement une dizaine d’années avec plus d’acuité au rôle de la distribution des revenus dans la croissance et les évolutions macroéconomiques de long terme. Des données probantes montrent que l’innovation a été un facteur important à l’origine des inégalités de revenus grandissantes observées dans les économies avancées au cours des dernières décennies2. Toujours selon la recherche, une hausse des inégalités peut affaiblir la situation macroéconomique et la rendre plus instable. Ce constat nous place, en tant que décideurs publics, à la croisée des chemins. Faut-il rester dans la même voie et reproduire le passé? Ou faut-il adopter un autre point de vue et s’engager dans une nouvelle voie qui mène à une innovation porteuse d’une croissance plus forte et plus inclusive?

C’est le défi que se sont donné les pays du G7 pour 2018. Le Canada est fier de diriger les travaux du G7 cette année. Ces travaux devraient nous permettre d’acquérir une meilleure compréhension des enjeux et d’établir ainsi des priorités dans nos décisions.

Le contexte dans lequel nous travaillons est important. L’économie mondiale connaît en ce moment une croissance qui n’a jamais été aussi synchronisée et vigoureuse en près d’une décennie. Les entreprises et les consommateurs ont davantage confiance. Nous savons cependant que beaucoup de gens dans les économies avancées redoutent par ailleurs les conséquences possibles de la numérisation et de l’automatisation. La peur d’être laissés pour compte est présente. Pour les travailleurs de certains secteurs d’activité, comme le secteur manufacturier, tout cela a une impression de déjà-vu. Mais pour les chauffeurs, les avocats, les conseillers en placements et beaucoup d’autres, il s’agit d’une nouvelle réalité. Selon certaines estimations, près de la moitié des tâches réalisées par des travailleurs pourraient être déjà automatisées en utilisant les technologies existantes3.

Cette peur a des coûts bien réels. Elle a miné la confiance à l’égard du cadre de coopération internationale dans des domaines qui nous ont pourtant bien servis par le passé : les politiques de commerce extérieur et la réglementation du secteur financier en sont de bons exemples.

Pour lancer la discussion d’aujourd’hui, j’aborderai les trois points suivants :

  1. Les progrès technologiques sont appelés à renforcer la croissance économique, mais les facteurs associés qui ont contribué à la montée des inégalités par le passé sont toujours d’actualité.
  2. Cette situation n’a rien d’inéluctable. En pensant différemment dans des domaines clés, nous pourrons parvenir à des décisions qui atténueront les effets indésirables de l’innovation, sans toutefois l’étouffer.
  3. Les décideurs publics eux-mêmes doivent apprivoiser les nouvelles technologies. Plus nous comprendrons ces technologies et ce qui justifie l’innovation dans le monde de l’entreprise, plus les orientations que nous adopterons seront adéquates.

Le passé garant de l’avenir

Les technologies ont transformé notre quotidien à un rythme fulgurant. Google n’a pas encore vingt ans. Qui aurait dit, il y a même cinq ans, que certaines personnes amasseraient de petites fortunes en devenant des joueurs professionnels de jeux vidéo? Et, si les parents se préoccupent du nombre d’heures que leurs enfants devraient passer devant un écran, un nombre croissant de professions, depuis les pompiers jusqu’aux chirurgiens, ont par contre épousé cette tendance à la « ludification » en intégrant des exercices vidéo à leurs programmes de formation.

N’oublions pas que la production par habitant a pratiquement quintuplé dans les pays du G7 depuis le début des années 1950. Durant cette période, l’espérance de vie est passée en moyenne de 67 à 81 ans4. Pas mal. Cela dit, bon nombre de gens remettent en question les avantages que leur famille et eux-mêmes peuvent tirer des avancées technologiques et de la mondialisation. C’est ce qui transparaît clairement du discours public et du comportement des électeurs ces derniers temps. Selon une étude canadienne, plus les gens adoptent une attitude pessimiste à l’égard des technologies, plus leur propre avenir les inquiète5.

Nous sommes nombreux à penser que les données signalent une tendance préoccupante. La part des revenus qui revient aux travailleurs va en diminuant dans beaucoup d’économies, y compris dans les pays du G76. La part des revenus qui revient au 1 % le plus riche a presque doublé depuis 1980 dans certains de nos pays, ce qui représente actuellement jusqu’à 20 % des revenus7.

Pour trouver une meilleure issue, commençons par cerner les problèmes sous-jacents. Pourquoi l’innovation et, dans une moindre mesure, la mondialisation conduisent-elles à de tels résultats? Les travaux de qualité sur ces enjeux sont nombreux (et certains de leurs auteurs sont d’ailleurs dans la salle). Ils proposent plusieurs pistes. À mon avis, trois explications ressortent :

  • Les nouvelles technologies ont plus profité aux travailleurs qualifiés qu’aux autres travailleurs, car elles ont accru leur productivité. Les salariés qui effectuent des tâches plus routinières ont été pour la plupart complètement remplacés. La numérisation renforcera vraisemblablement cette dynamique. Avec l’apprentissage automatique et d’autres technologies, il est dorénavant possible d’automatiser un travail routinier qui requiert des compétences cognitives, comme la lecture des résultats d’un examen d’imagerie médicale, la préparation de conseils juridiques et de conseils en matière de placements. Cela dit, je suis loin de partager cette vision pessimiste d’un monde sans travailleurs. L’intelligence humaine aura toujours un avantage absolu pour des tâches où il faut du bon sens et un certain doigté. Les gens trouveront également de l’emploi au sein de domaines où ils disposent d’un avantage comparatif. La véritable question n’est pas tant de savoir si les emplois disparaîtront, mais bien quels seront les salaires offerts et les conditions de travail8.
  • Certains types de technologies mènent à une concentration du marché et à l’essor d’entreprises « phares ». Ces entreprises ont généralement moins d’effectifs que les entreprises traditionnelles et peuvent dégager d’énormes bénéfices de leur activité monopolistique9. La concentration du marché est un phénomène qui se produit naturellement dans les secteurs d’activité caractérisés par d’importants effets de réseau et d’autres formes d’économies d’échelle. Ce n’est pas une surprise. Les compagnies de téléphone en sont l’exemple classique, alors que les entreprises du monde des médias sociaux et les plateformes en ligne en sont les variantes plus modernes. La nouveauté, c’est que cette impression selon laquelle le « gagnant rafle toute la mise » s’amplifie dans une économie numérique, car les données des utilisateurs y deviennent une autre source de monopole. Les données d’un grand réseau créent dès lors un obstacle considérable à l’entrée de concurrents sur le marché. Un autre obstacle peut résider dans la stratégie de certaines entreprises qui, étant en mesure de contrôler l’accès à des services en ligne essentiels, exploitent cette situation pour entraver leurs concurrents. Ajoutons qu’il est aussi plus facile d’éviter taxes et impôts lorsque la production n’est pas rattachée à une grosse usine ayant une adresse fixe10.
  • La technologie a facilité la subdivision du travail en tâches distinctes, ce qui a permis aux entreprises de recourir davantage à des postes temporaires et à court terme pour maintenir de la flexibilité ou s’adapter à des besoins changeants. Les travailleurs occupant ces postes ont habituellement moins de pouvoir de négociation que les employés permanents. Ils gagnent moins, ont moins d’avantages sociaux et connaissent une plus grande précarité d’emploi11. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la croissance des salaires enregistrée au Canada et dans les autres pays du G7 a été relativement modérée malgré l’amélioration du marché du travail. Dans la vague d’innovation actuelle, ce phénomène « d’économie des petits boulots » risque de continuer à prendre de l’ampleur12.

Cette situation n’est pas inéluctable

Nous ne sommes pas obligés d’être livrés à ces forces. C’est le deuxième point que je désire aborder. La priorité du Canada, à titre de pays hôte du Sommet du G7, est de trouver des voies et moyens qui permettront de favoriser les progrès technologiques tout en surmontant les défis de la numérisation et de l’automatisation.

Un revenu adéquat et l’égalité des chances sont essentiels pour relever les défis de l’économie numérique. Des incitations financières adéquates en vue de stimuler l’innovation et la commercialisation des idées sont cruciales pour favoriser les progrès technologiques. Il y a lieu de faire des arbitrages pour concilier ces deux objectifs. Qu’entend-on par « adéquat »? Les points de vue varient. Il incombe aux gouvernements, et non aux banques centrales, de faire ces choix importants.

Quoi qu’il en soit, les banques centrales n’ont pas la mission d’agir directement sur le rythme des progrès technologiques ou la distribution des revenus, pas plus qu’elles ne sont outillées pour le faire. Elles contribuent, en revanche, à soutenir une croissance forte et durable, et c’est pourquoi elles jouent un important rôle de conseiller et aident à mettre en lumière une partie des arbitrages en jeu.

Il y a de nombreux domaines d’intervention à envisager. Permettez-moi d’en aborder deux que j’estime prioritaires : la formation de travailleurs qualifiés fondée sur l’inclusion, et le contrôle de la puissance du marché.

Former des travailleurs qualifiés

Former une main-d’œuvre qualifiée passe non seulement par l’éducation, la formation et l’apprentissage continu, mais aussi par la réduction des obstacles à la participation au marché du travail.

Nous savons que les sciences, les technologies, l’ingénierie et les mathématiques revêtent une grande importance à cet égard. Les chefs d’entreprise au Canada nous confient qu’il est de plus en plus difficile de recruter du personnel qualifié dans ces domaines, et j’imagine que c’est aussi le cas dans le reste du monde. Devant ce constat, il va sans dire que nous devons trouver de meilleures façons de rendre ces champs d’études plus accessibles et plus intéressants pour les élèves, et ce, dès leur plus jeune âge. Améliorer notre bilan au chapitre de l’équilibre entre les sexes permettrait d’enrichir le réservoir de compétences dans ces domaines, mais il nous faudra pour cela des idées neuves13.

Nous savons, par ailleurs, que la formation en cours d’emploi et le recyclage professionnel gagneront encore en importance en raison de l’accélération du changement. Même un récent diplômé pourrait ne pas posséder les compétences parfaitement adaptées à l’emploi offert. Un nombre croissant d’employés en milieu de carrière risquent de découvrir que leurs compétences sont désormais obsolètes et qu’une mise à niveau s’impose. Comme l’a mentionné récemment le gouverneur Stephen S. Poloz, nous aurons besoin d’une plus grande mobilisation des entreprises pour faire face à ce problème. Celles-ci connaissent mieux que quiconque leur propre personnel et leurs propres besoins en temps réel14.

La question qui se pose est de savoir comment les institutions publiques et les établissements universitaires peuvent encourager de nouvelles initiatives chez les entreprises et les compléter. Il existe dans chacun de nos pays des approches intéressantes dont on peut s’inspirer. Ainsi, le programme de formation des apprentis de l’Allemagne est bien connu et a fait ses preuves. Il offre aux élèves une formation professionnelle d’une grande valeur tout en répondant aux besoins des entreprises15. Exemple moins connu dans le domaine des technologies, le Creative Destruction Lab est une initiative canadienne dans le cadre de laquelle des universités collaborent avec des étudiants et des entreprises pour que les meilleures idées en sciences, en apprentissage automatique et en intelligence artificielle soient adoptées par le marché16.

N’oublions pas que les technologies peuvent en soi servir à mieux apparier les travailleurs et les emplois de même qu’à inciter les gens à intégrer la population active et à y demeurer. Elle renforcera ainsi une croissance économique durable tout en favorisant l’inclusion. L’intégration d’un plus grand nombre de femmes au sein de la population active et leur ascension sociale constituent un dossier prioritaire pour le G7 cette année.

Une autre voie prometteuse à explorer concerne l’adoption de technologies permettant de lever les obstacles auxquels se heurtent les personnes handicapées. À l’heure actuelle, ces dernières représentent un peu plus de 10 % de la population active dans les pays du G7. Si leur taux d’emploi atteignait le même niveau que celui des autres travailleurs, nous pourrions grossir les rangs de la main-d’œuvre de quelque 12 millions de personnes17. Les fonctions de clavardage et de courriel sur nos téléphones ont déjà changé la donne pour les malentendants en ce qui a trait à l’adaptation du milieu de travail. Les entrepreneurs au Canada et ailleurs mettent au point des technologies qui aideront les personnes atteintes d’une déficience visuelle à voir des objets distants. Bientôt, des voitures autonomes rendront les personnes devant composer avec divers handicaps plus mobiles. Puisque les pouvoirs publics cherchent à encourager les nouvelles entreprises technologiques qui innovent, ils pourraient mettre l’accent sur les technologies destinées à accroître l’inclusion professionnelle et sociale.

Contrôler la puissance du marché

Nous n’arriverons pas à tirer tous les avantages de l’innovation si nous ne contrôlons pas la puissance du marché.  

Je m’intéresse ici au secteur des technologies parce que la discussion porte sur la numérisation, mais certaines de mes observations pourraient s’appliquer à d’autres secteurs. Les cinq plus grandes entreprises technologiques du monde possèdent une capitalisation boursière avoisinant les 3 500 milliards de dollars américains, ce qui correspond à près d’un cinquième de la taille de l’économie des États-Unis. Le secteur des technologies concourt de façon appréciable à la bonne tenue de l’économie. Cela dit, la taille de certaines entreprises technologiques et leur domination du marché soulèvent bon nombre des inquiétudes récurrentes concernant les effets potentiels du pouvoir monopolistique sur les prix et la concurrence.  

Les données constituent par ailleurs un nouveau facteur pour la domination d’un marché. Le fait d’avoir accès aux données des utilisateurs et de maîtriser ces données pourrait rendre certaines entreprises essentiellement inattaquables18. Celles-ci peuvent aisément évincer la concurrence en conjuguant leur dimension et une utilisation novatrice des données pour anticiper et combler les besoins en constante évolution de leurs clients, et ce, à moindre coût (voire gratuitement). Cette situation a deux effets indésirables. Premièrement, les entreprises qui mènent leurs activités dans des environnements où la concurrence est moins féroce innovent moins. Nous avons besoin du dynamisme suscité par l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché et de la contestabilité des marchés pour faire augmenter la croissance tendancielle le plus possible19. Deuxièmement, les plus grosses entreprises pourraient très bien se remettre à fixer les prix de manière monopolistique à long terme. Ces conséquences font obstacle à une croissance plus forte et plus inclusive.

Voilà pourquoi nous devrions, en priorité, moderniser les politiques antitrust et sur la concurrence, de même que les législations appropriées. De nombreuses questions restent sans réponse, notamment en ce qui a trait au meilleur moyen d’éliminer les obstacles à l’entrée de nouveaux concurrents. Si les données des utilisateurs constituent la principale source des rentes de monopole à l’ère numérique, comment devrions-nous réglementer la propriété et le partage de ces données? Des idées intéressantes ont été avancées à cet égard, parmi lesquelles la possibilité de donner aux utilisateurs la maîtrise de leurs données – voire d’obliger les entreprises à payer les utilisateurs pour les obtenir – et de réglementer les plateformes technologiques comme des services publics20. Les droits de propriété intellectuelle présentent des problèmes comparables. Les brevets sont un levier important pour la protection des bénéfices qui sont tirés des efforts de recherche-développement. Étant donné que les brevets créent des obstacles à l’entrée de nouveaux concurrents et que le rythme des changements technologiques va s’accélérant, y aurait-il lieu de repenser notre approche en la matière? Il est réjouissant de voir les autorités des divers pays du G7 se pencher sur tous ces enjeux21. La coopération internationale est nécessaire en raison de l’omniprésence de nombreux services numériques et de leur nature transfrontalière.

Les nouvelles technologies soulèvent d’autres questions réglementaires et juridiques. À titre d’exemple, la complexité même des algorithmes utilisés en analytique des données les rend difficiles à interpréter, à auditer et à encadrer. Dans certains cas, la tarification algorithmique pourrait conduire à une collusion tacite, c’est-à-dire à une fixation des prix sans les discussions feutrées entre rivaux commerciaux. Même si on la mettait au jour, la collusion tacite ne correspondrait pas à la définition actuelle de la notion de collusion dans certains régimes législatifs22. Il faut aussi lever le flou juridique qui entoure la confidentialité des données, la sécurité de l’information et les droits des consommateurs dans de nombreux États et territoires.

Nous devons en outre déterminer la meilleure manière de gérer les risques que la concentration dans les services numériques peut faire peser sur le système financier. Je pense avant tout aux risques opérationnels croissants (y compris les cyberrisques) liés à un groupe très concentré de tiers qui fournissent à nos institutions financières des services, comme les services infonuagiques, l’agrégation de données et d’autres outils analytiques. Dans quelle mesure devons-nous nous préoccuper de ces tierces parties – entreprises technologiques et compagnies de télécommunications –, celles-ci se trouvant habituellement en marge du périmètre réglementaire en place? C’est là une autre question qui profiterait d’un examen concerté à l’échelle internationale. On enregistre déjà des progrès notables sur des questions liées à la fiscalité internationale, en vue d’éviter l’érosion de l’assiette fiscale et le transfert des bénéfices23.

Les décideurs publics doivent se retrousser les manches

C’est ce qui m’amène à mon dernier point. Les décideurs publics doivent se retrousser les manches et agir en amont. La prise de décisions éclairées passe nécessairement par une bonne compréhension des nouvelles technologies et des incitations commerciales connexes.

Permettez-moi de vous donner des exemples tirés de mon propre secteur d’activité.

À la Banque du Canada, nous nous employons à cerner les nombreuses façons dont la numérisation et l’automatisation influent sur l’économie et le système financier. Par exemple, dans un contexte où l’usage de modèles de tarification non traditionnels se répand, nous nous interrogeons actuellement sur les meilleurs moyens de mesurer l’inflation. Nous nous intéressons aux effets de la numérisation sur les marchés du travail et sur la transmission de la politique monétaire, ainsi qu’à la manière dont l’avènement d’un marché numérique mondial de biens et services vient modifier la formation des pressions inflationnistes au Canada. Nos chercheurs étudient également les technologies émergentes dans le domaine des services financiers pour mieux comprendre l’évolution de cet écosystème et repérer les nouveaux risques au moment où ils apparaissent.

La main-d’œuvre doit posséder les compétences appropriées pour l’économie numérique. Il en va de même des décideurs publics. La Banque du Canada mène de front plusieurs projets reposant sur l’apprentissage par la pratique. Par exemple, notre personnel a entrepris d’appliquer l’apprentissage automatique et des techniques comme la lecture à distance pour analyser des volumes massifs de données non structurées. Cette initiative vise à accroître l’étendue et la profondeur des compétences de notre personnel, à améliorer nos projections et à réduire l’incertitude à laquelle nous devons faire face dans notre prise de décisions. Nous évaluons aussi le recours à des applications d’apprentissage automatique pour accroître les gains d’efficacité et gérer les risques opérationnels dans tous les aspects de nos activités. Toutes les institutions représentées ici aujourd’hui réalisent des travaux intéressants dans ce domaine.

Les institutions du secteur public doivent repenser leur culture d’entreprise. Nous devons nous ouvrir à une expertise et à des perspectives plus diverses, collaborer plus souvent avec des spécialistes du secteur privé et prendre des risques calculés24. La Banque d’Angleterre et l’Autorité monétaire de Singapour sont des chefs de file de l’exploration des applications des technologies financières en partenariat avec le secteur privé25. La Banque du Canada mène également plusieurs expériences, dont une en partenariat avec le Groupe TMX et Paiements Canada. Fondée sur la technologie du grand livre partagé, elle vise l’élaboration d’un système de règlement de type livraison contre paiement pour les opérations sur titres26. Jusqu’à maintenant, les résultats de ce genre de partenariats montrent que nous pouvons tirer rapidement parti des connaissances très pointues de spécialistes et du savoir-faire d’entreprises, établir des objectifs ambitieux mais réalistes et progresser plus vite que si nous faisions cavalier seul.

Je me réjouis de voir que les banques centrales des pays du G7, entre autres, ont déjà commencé à échanger leurs observations sur nos travaux dans ces domaines.

Conclusion

Permettez-moi de conclure. Je n’ai pas à vous convaincre que l’économie numérique est un moyen prometteur d’augmenter la croissance tendancielle et le niveau de vie en général. Nous ne saurions être satisfaits, toutefois, si certains des gains potentiels ne se concrétisent pas, du fait qu’un grand nombre de personnes sont laissées pour compte et que d’importants marchés sont quasi intouchables.

Nous pouvons éviter cette situation en orientant nos politiques de façon à gérer efficacement les désavantages de l’innovation sans toutefois l’étouffer. De tous les domaines où nous pourrions formuler et appliquer une meilleure stratégie, trois m’importent tout particulièrement : 1) la formation d’une main-d’œuvre dynamique possédant les compétences adaptées aux emplois offerts, et l’accroissement de la participation à la population active; 2) le contrôle de la puissance du marché, plus précisément de la puissance conférée par la maîtrise des données des consommateurs, pour favoriser la concurrence et limiter les bénéfices monopolistiques; 3) la gestion des risques opérationnels croissants liés aux services numériques que fournit un groupe concentré d’entreprises aux institutions financières d’importance systémique.

Nous devrons faire preuve de discernement afin de déterminer quand il convient d’utiliser les politiques publiques pour gérer les risques et quand il convient de confier les rênes à l’entreprise privée. Nos décisions doivent reposer sur la concertation et sur le travail de terrain. J’ai la certitude qu’ensemble, les pays du G7 feront montre de leadership et bâtiront avec le secteur privé un sentiment de responsabilité partagée pour l’avenir.

Je tiens à remercier Gurnain K. Pasricha, Lori Rennison et Eric Santor de l’aide qu’ils m’ont apportée dans la préparation de ce discours.

 

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  1. 1. Les données à l’appui de ce calcul sont tirées de l’article « Global Extreme Poverty » (2018) de M. Roser et E. Ortiz-Ospina. La pauvreté y est définie comme un niveau de consommation inférieur à 1,90 dollar international par jour, après correction en fonction des écarts de prix et de l’inflation.[]
  2. 2. Voir Fonds monétaire international (2017), Perspectives de l’économie mondiale, « Chapitre 3 : Comprendre la chute de la part du travail dans le revenu », avril; et G. Michaels, A. Natraj et J. Van Reenen (2014), « Has ICT Polarized Skill Demand? Evidence from Eleven Countries over Twenty-Five Years », Review of Economics and Statistics, vol. 96, no 1, p. 60-77.[]
  3. 3. Selon McKinsey & Company, 46 % des tâches réalisées par les travailleurs américains pourraient être automatisées en ayant recours aux technologies actuelles. Au Canada, ce chiffre est un peu moins élevé (42 %). Voir C. Lamb (2016), The Talented Mr. Robot: The Impact of Automation on Canada’s Workforce, Brookfield Institute, juin.[]
  4. 4. Données tirées du site Penn World Table et des projections démographiques des Nations Unies (révisées en 2017). L’espérance de vie à la naissance est passée de 67 à 81 ans entre les périodes 1950-1955 et 2010-2015. Il s’agit de la moyenne dans les pays du G7.[]
  5. 5. Ipsos (2017), IpsosCanadaDemain.[]
  6. 6. Voir T. Piketty (2013), Le capital au XXIe siècle, Seuil; et World Inequality Lab (2017), World Inequality Report 2018. Les pays étudiés comprenaient les États-Unis, le Canada et 28 États européens.[]
  7. 7. Dans les pays du G7, le 1 % le plus riche a empoché entre 7 et 11 % du revenu national avant impôts en 1980. Cette part a augmenté pour s’établir entre 9 et 20 % ces dernières années. Données tirées de la banque de données World Wealth and Income Database.[]
  8. 8. Voir L. G. Kletzer (2018), « The Question with AI Isn’t Whether We’ll Lose Our Jobs — It’s How Much We’ll Get Paid », Harvard Business Review, 31 janvier.[]
  9. 9. Voir D. Autor, D. Dorn, L. F. Katz, C. Patterson et J. Van Reenen (2017), The Fall of the Labor Share and the Rise of Superstar Firms, document de travail no 23396, National Bureau of Economic Research; et S. Barkai (2017), Declining Labor and Capital Shares, échantillon de travail, Université de Chicago.[]
  10. 10. Voir J. De Loecker et J. Eeckhout (2017), The Rise of Market Power and the Macroeconomic Implications, version préliminaire, 24 août.[]
  11. 11. Voir A. Haldane (2017), Work, Wages and Monetary Policy, discours prononcé au musée national des sciences et des médias, Bradford (Royaume-Uni), 21 juin.[]
  12. 12. Les monopsones sont aussi de plus en plus présents sur le marché du travail aux États-Unis, un phénomène susceptible de freiner la croissance des salaires et de concourir au recul de la part du travail. Voir J. Azar, I. E. Marinescu et M. Steinbaum (2017), Labor Market Concentration, SSRN, 15 décembre.[]
  13. 13. Voir A. M. Munoz-Boudet (2017), STEM Fields Still Have a Gender Imbalance. Here’s What We Can Do About It, Forum économique mondial, 16 mars.[]
  14. 14. Voir S. S. Poloz (2017), Trois choses qui m’empêchent de dormir la nuit, discours prononcé devant le Canadian Club Toronto, Toronto (Ontario), 14 décembre.[]
  15. 15. On trouvera un complément d’information au sujet du programme de l’Allemagne sur le site Web du ministère fédéral des Affaires économiques et de l’Énergie.[]
  16. 16. L’École de gestion Rotman a lancé le Creative Destruction Lab à l’Université de Toronto il y a six ans. Le programme se donne aussi maintenant à Vancouver, en collaboration avec l’École de commerce Sauder de l’Université de la Colombie-Britannique, et dans d’autres villes au Canada.[]
  17. 17. Ce calcul fait abstraction du Japon. Les données sont tirées d’EuroStat pour l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni (2011), du Bureau des statistiques du travail pour les États-Unis (2016) et de Statistique Canada pour le Canada (2012).[]
  18. 18. P. Aghion, N. Bloom, R. Blundell, R. Griffith et P. Howitt (2005), « Competition and Innovation: An Inverted-U Relationship », The Quarterly Journal of Economics, vol. 120, no 2, p. 701-728.[]
  19. 19. Parmi les exemples éloquents de ce problème, citons le fait que la concentration s’est accrue dans les trois quarts des filières industrielles aux États-Unis depuis le début des années 1970. Voir S. Leduc (2017), À la recherche de gazelles au pays des ours polaires, discours prononcé devant la Chambre de commerce de Sherbrooke, Sherbrooke (Québec), 3 octobre.[]
  20. 20. I. A. Ibarra, L. Goff, D. J. Hernández, J. Lanier et E. G. Weyl (à paraître), « Should We Treat Data as Labor? Moving Beyond ‘Free’ », American Economic Association Papers & Proceedings, vol. 1, no 1, 27 décembre 2017.[]
  21. 21. Voir, par exemple, Centre de recherche sur la concurrence de la Commission du commerce loyal du Japon (2017), Report of Study Group on Data and Competition Policy, 6 juin; Bureau de la concurrence (2017), Mégadonnées et innovation : conséquences sur la politique en matière de concurrence au Canada, septembre; et Autorité de la concurrence et Bundeskartellamt (2016), Competition Law and Data, 10 mai.[]
  22. 22. Voir The Economist (2017), « Price-Bots Can Collude Against Consumers », 6 mai.[]
  23. 23. Le Groupe des Vingt et l’Organisation de coopération et de développement économiques ont réalisé des progrès au regard d’un projet sur l’érosion de l’assiette fiscale et le transfert des bénéfices appelé BEPS (« base erosion and profit shifting »). Celui-ci vise à compliquer la tâche aux sociétés multinationales qui transfèrent leurs bénéfices vers d’autres pays afin de les cacher aux autorités fiscales du pays où elles sont établies. Ce projet se justifie du point de vue de l’équité et a pour objet de permettre aux États de disposer de ressources suffisantes pour se doter de programmes sociaux efficaces.[]
  24. 24. On trouvera l’énoncé de la Banque du Canada sur son goût du risque à la page 54 de son rapport annuel de 2015.[]
  25. 25. Le programme Fintech accelerator de la Banque d’Angleterre réunit des spécialistes de la banque centrale et du secteur privé afin de produire des prototypes pouvant servir aux activités de banque centrale et d’avancer des solutions à des problèmes concrets. Le projet FinTech Regulatory Sandbox de l’Autorité monétaire de Singapour donne aux institutions financières et aux entreprises de technologies financières la possibilité de tester de nouveaux produits financiers sans devoir satisfaire à l’ensemble des exigences réglementaires et juridiques en vigueur. Cette organisation et la Banque du Canada travaillent conjointement à un prototype pour les paiements transfrontaliers en utilisant la technologie des chaînes de blocs.[]
  26. 26. On trouvera un complément d’information sur les recherches et les expériences de la Banque du Canada dans son site Web.[]