Dans mon travail à la Banque du Canada, j’ai souvent la chance d’aller à la rencontre des gens et des entreprises pour mieux comprendre ce qui se passe sur le terrain, sur le plan économique. La productivité est un sujet qui revient régulièrement dans mes discussions. Et c’est un enjeu qui occupe une place importante dans les médias, le débat public et le discours politique.

Il y a de bonnes raisons pour ça. Après tout, la productivité est un moteur de richesse. Elle permet à l’économie de croître malgré des ressources limitées. Malheureusement, comme vous le savez sûrement, la performance du Canada en matière de productivité laisse à désirer depuis longtemps. La Banque a souligné ce problème à plusieurs reprises1. Mais la situation est devenue encore plus urgente avec le temps. Les chocs sont de plus en plus fréquents et nous y sommes trop vulnérables. Une plus forte productivité viendrait nous protéger contre ces chocs. Elle nous donnerait aussi l’élan pour saisir les opportunités dans un monde en profond changement.

Aujourd’hui, j’ai trois objectifs en tête :

Tout d’abord, je veux clarifier ce qu’on entend par productivité et expliquer pourquoi ça concerne tout le monde, pas juste les gens d’affaires et les économistes. Je vais ensuite brosser un bref portrait de la situation au Canada.

Pour continuer, je vais expliquer l’ampleur et la complexité de notre problème de productivité. Il faut se le dire : nous sommes coincés dans un cercle vicieux. Quand la productivité est faible, c’est beaucoup plus difficile de relever les défis actuels et de saisir des occasions d’avenir. Il n’y a pas de solution simple ou rapide pour régler le problème, et aucun secteur ne peut y arriver tout seul. Le défi est complexe et des problèmes structurels de longue date sont en jeu. Si nous voulons réussir, nous devons donc être lucides, systématiques et déterminés.

Enfin, je terminerai sur une note plus positive, en parlant des leviers qui pourraient nous aider à renverser la vapeur. Ça ne sera pas facile, mais nous pouvons créer un cercle vertueux qui améliorera notre bien-être collectif. C’est notre devoir : envers nous-mêmes et envers les générations futures.

Qu’est-ce que la productivité et pourquoi c’est important ?

Commençons par la base. Qu’est-ce que la productivité et pourquoi est-ce si important ? Je sais très bien que je me trouve devant un groupe qui s’y connaît déjà. Mais l’amélioration de la productivité au Canada concerne tout le monde, pas juste les experts. Alors permettez-moi de faire un petit détour pour m’assurer que nous sommes tous sur la même longueur d’onde.

Dans mes échanges avec des travailleurs et des employeurs, j’ai réalisé que pour plusieurs, augmenter la productivité rime avec travailler plus fort et plus longtemps. Mais ce n’est pas ce que les économistes entendent par « productivité ».

Fondamentalement, la productivité est une façon de mesurer l’efficacité avec laquelle on utilise des intrants comme le travail ou le capital pour produire des biens ou services. Il existe plusieurs mesures de la productivité, mais l’une des plus utilisées dans le débat public est la productivité du travail. Cette mesure correspond à la valeur des biens et des services produits divisée par la quantité de travail nécessaire pour les produire2. À l’échelle nationale, ça revient à diviser le produit intérieur brut — ou PIB — par le nombre d’heures travaillées. Déjà, cette définition permet de dissiper une idée fausse au sujet de la productivité : être productif, ça ne veut pas dire travailler plus fort et plus longtemps. Ça veut plutôt dire produire plus avec ce qu’on a déjà. Ça veut dire produire mieux.

Même si la productivité du travail peut être mesurée pour un trimestre donné, il est généralement plus révélateur d’examiner les données sur un horizon plus long. Beaucoup de facteurs peuvent en effet influer sur la production et la main-d’œuvre à court terme. Mais ils n’ont pas nécessairement grand-chose à voir avec la tendance réelle de la productivité à plus long terme3.

Cela dit, ça fait au moins 25 ans que la productivité traîne de la patte au Canada. Les données sont claires. Par exemple, la croissance annuelle moyenne de la productivité du travail avoisinait 3 % dans les années 1960 et 1970, mais elle a chuté à 1 % entre 2000 et 2019 (graphique 1). Cette baisse s’est poursuivie tout au long de la pandémie et se poursuit encore aujourd’hui. Et ce n’est pas dû à un ou deux secteurs. Ce n’est pas non plus une question de différence de structure industrielle. C’est un problème généralisé dans l’ensemble de l’économie.

Pire encore, au cours des cinq dernières décennies, la productivité du Canada s’est détériorée par rapport aux autres pays du G7 (graphique 2). Alors qu’au tournant des années 1970, le Canada affichait un niveau de productivité en moyenne supérieur à celui de ses pairs, la situation s’est inversée au début des années 1980. Depuis le tournant des années 2000, l’écart moyen entre le Canada et les autres pays du G7 a continué de s’accentuer, surtout avec les États-Unis.

Un moteur de croissance et d’enrichissement

La performance du Canada au chapitre de la productivité n’est pas reluisante, soit. Mais pourquoi doit-on s’en inquiéter ? Pourquoi s’y attarder ?

Parce que la productivité est un important moteur de croissance et d’enrichissement. Nos perspectives économiques et notre niveau de vie en dépendent. À preuve, hausses de salaires et croissance de la productivité sont allées de pair historiquement (graphique 3).

Pour mieux comprendre le lien entre la productivité et les salaires, penchons-nous sur le concept de coût. Ce qui est vraiment important pour une entreprise n’est pas simplement le salaire horaire de ses employés. C’est plutôt ce qu’on appelle le coût unitaire de la main-d’œuvre, ou combien ça coûte en salaire pour produire une unité. Il peut s’agir d’une unité de produit physique, comme un mètre cube de bois d’œuvre ou une éolienne. Il peut aussi s’agir d’un service, comme une visite médicale, un concert ou une application Web.

Imaginons une entreprise dont les employés mettent 10 heures à produire 100 unités, à 40 $ de l’heure. Le coût en main-d’œuvre est donc de 400 $ pour ces 100 unités, et le coût unitaire de la main-d’œuvre de 4 $. Imaginons qu’une nouvelle technologie ou un nouveau processus permette désormais de produire 125 unités en 10 heures plutôt que 100 (figure 1). Grâce à ce gain de productivité, l’entreprise pourrait payer ses employés jusqu’à 50 $ de l’heure sans augmenter son coût unitaire de la main-d’œuvre. Elle pourrait aussi traduire ce gain en prix plus compétitifs et ainsi accroître sa part de marché. Ou encore utiliser les profits dégagés afin d’investir dans de nouveaux équipements à la fine pointe de la technologie.

Figure 1 : Les gains de productivité signifient des profits supplémentaires pour les entreprises

10 100 10 40 $ 400 $ 4 $ 125 12,5 10 400 $ 3,20 $ 40 $ Heures travaillées Unités produites Productivité (unités par heure) Salaire horaire Coût de production Coût unitaire Situation initiale de la productivité

Les gains de productivité génèrent des profits additionnels qui peuvent être utilisés pour augmenter les salaires ou les investissements, ou baisser les prix

Jusqu’à maintenant, cet exemple s’est concentré sur l’importance de la productivité pour entreprises et travailleurs. Mais les gains de productivité se répercutent aussi sur la politique monétaire. À la Banque, quand on regarde les facteurs derrière l’inflation, on met souvent l’accent sur le rôle de la croissance des coûts de la main-d’œuvre par rapport à celle de la productivité. La raison est bien simple : si la productivité est au rendez-vous, les entreprises peuvent garder leurs prix stables même en augmentant les salaires de leurs travailleurs. Pour en revenir à notre exemple, si le salaire horaire devait augmenter de 40 à 50 $ sans aucun autre changement, le coût unitaire de la main-d’œuvre passerait de 4 à 5 $. Difficile pour l’entreprise de ne pas augmenter le prix de vente à l’unité dans de telles conditions. Mais si cette croissance des salaires s’accompagne d’une augmentation de la productivité, elle aura une moins grande incidence sur le coût unitaire de la main-d’œuvre et sera donc moins inflationniste (figure 2). Concrètement, ça veut dire qu’une hausse de la productivité nous permet d’avoir des revenus plus élevés tout en maintenant l’inflation à un niveau bas et stable. En d’autres mots, notre pouvoir d’achat collectif augmente.

Figure 2 : Les gains de productivité permettent des salaires plus élevés avec moins d’inflation

10 100 10 40 $ 400 $ 4 $ 10 100 10 50 $ 500 $ 5 $ 10 125 12,5 50 $ 500 $ 4 $ Heures travaillées Unités produites Productivité (unités par heure) Salaire horaire Coût de production Coût unitaire Situation initiale de salaires et de la productivité de salaires

Les gains de productivité permettent de contrer la pression inflationniste découlant de la montée des salaires

Au fond, le problème d’abordabilité au Canada est un problème de productivité. L’inflation est redescendue de son sommet de 2022, mais pratiquement tout coûte plus cher qu’avant. Tout le monde le ressent. Si nous voulons rendre la vie plus abordable, il faut augmenter nos revenus. Et pour augmenter nos revenus, il faut accroître notre productivité. Même de modestes améliorations peuvent faire une importante différence. Pour vous donner une idée, si notre croissance de la productivité depuis l’an 2000 avait été similaire à celle des autres pays du G7, notre PIB serait aujourd’hui environ 9 % plus élevé, ce qui correspond à presque 7 000 $ par habitant4. Et comme je l’ai mentionné plus tôt, une croissance soutenue par la productivité serait peu ou pas inflationniste. Il s’agirait donc d’une réelle augmentation de pouvoir d’achat.

Les retombées positives ne s’arrêteraient pas là. Des salaires plus élevés nous permettraient de bonifier nos régimes de retraite. Aussi, une augmentation des revenus imposables et des recettes fiscales donnerait une plus grande marge de manœuvre aux gouvernements. C’est ce qui permettrait d’avoir de meilleurs services publics avec le même niveau d’imposition5. Ça permettrait aussi de mettre nos infrastructures à niveau, ce qui aiderait l’économie à devenir encore plus productive et rehausserait notre niveau de vie. On voit déjà ici un exemple de la dimension circulaire de la productivité. J’y reviendrai plus tard.

La résilience alimentée par la productivité

En plus d’améliorer notre niveau de vie à long terme, une productivité élevée est aussi gage de résilience face aux défis qui se présentent. Elle nous permet de surmonter les chocs et les vents contraires. En ce sens, c’est un peu comme avoir un bon système immunitaire qui permet à notre économie de se défendre et se rétablir rapidement6. Mais ce n’est pas tout. Une productivité élevée agit aussi comme une musculature bien développée qui nous permet de passer à l’offensive. Elle nous donne force et agilité pour bondir sur les opportunités et pour se tailler une place dans un monde en perpétuel changement. Et le monde change beaucoup ces temps-ci. Pensons aux tensions géopolitiques, aux règles changeantes du commerce mondial et à la reconfiguration des chaînes d’approvisionnement en temps réel. Tout ça exerce une pression sur l’offre de biens et de services dans le monde, en plus d’augmenter le risque de chocs inflationnistes7. Une meilleure productivité nous aiderait à faire face à ces bouleversements et à générer de la croissance avec moins d’inflation.

Pour les entreprises, les gains de productivité améliorent leur compétitivité sur la scène internationale. Ces gains leur donnent une plus grande marge de manœuvre et une agilité accrue. En effet, nous savons par expérience que ce sont généralement les entreprises les moins productives qui n’arrivent pas à se réorienter en cas de choc et qui doivent fermer leurs portes. Le changement radical de la politique commerciale américaine met notre résilience et notre capacité d’adaptation à rude épreuve. Les entreprises canadiennes sont forcées de chercher de nouveaux fournisseurs et de nouveaux marchés. Mais sont-elles bien positionnées pour réussir ?

De nombreux travaux de recherche montrent que les entreprises les plus productives sont celles qui exportent le plus8. Elles ont les muscles pour se frotter à la compétition d’ailleurs et rebondir plus rapidement face à l’adversité. Ce lien entre productivité et activité d’exportation est d’ailleurs au cœur de plusieurs de nos modèles théoriques de commerce international9. Ainsi, ce n’est probablement pas une coïncidence si la contribution des exportations au PIB a commencé à ralentir au début des années 2000, au moment où l’écart de productivité s’est creusé entre le Canada et ses concurrents, notamment les États-Unis (graphique 4).

En somme, notre compétitivité et notre résilience sont étroitement liées à notre productivité collective. Une meilleure productivité renforcerait le système immunitaire de notre économie et notre capacité à nous défendre face aux chocs. Elle nous donnerait aussi les muscles nécessaires pour marquer des coups gagnants face à la compétition internationale.

Le cercle vicieux d’une faible productivité

Le défi collectif auquel nous sommes confrontés est amplifié par ce que j’appelle le cercle vicieux de la productivité. Lorsque notre productivité est trop faible, il peut être plus difficile de l’augmenter pour devenir plus agiles et résilients.

Ce problème insidieux prend plusieurs formes. On sait que notre faible productivité limite notre aptitude à nous tailler une place sur les marchés internationaux. Et on sait aussi que les entreprises canadiennes fortement exposées à la concurrence internationale n’ont pas le choix d’évoluer et de s’améliorer constamment. Elles deviennent ainsi plus productives, compétitives et résilientes10. Cette marge de manœuvre accrue leur permet de prendre des risques et d’accroître encore plus leur présence à l’international. Le problème est que les entreprises canadiennes qui sont en mesure de tirer leur épingle du jeu face à une forte concurrence internationale sont trop peu nombreuses.

Cette problématique s’explique en grande partie par le fait que nos entreprises investissent trop peu depuis trop longtemps (graphique 5). C’est l’un des grands facteurs à l’origine de notre piètre performance en matière de productivité.

Mais notre faible productivité est elle-même un facteur qui réduit l’investissement. Comme je l’ai expliqué plus tôt, une faible croissance de la productivité pèse sur les salaires que versent nos entreprises. Et moins les salaires augmentent rapidement, moins soutenue est la consommation et, avec elle, la demande des ménages pour les produits des entreprises. Face à une plus faible croissance de la demande, les entreprises sont moins enclines à investir dans du nouvel équipement ou de nouvelles technologies, qui leur permettraient d’améliorer leur productivité. De plus, parce qu’une faible productivité pèse sur les salaires, c’est plus difficile de garder les meilleurs talents d’ici et d’attirer ceux d’ailleurs.

Tout ça réduit l’innovation et mine la compétitivité du pays, en plus de limiter l’apport de capitaux étrangers et notre capacité à nous tailler une place sur les marchés internationaux.

Ces exemples illustrent qu’une fois qu’on entre dans ce cercle vicieux, il peut être difficile d’en sortir. Dans son discours de mars 2024, la première sous-gouverneure Carolyn Rogers soulignait l’urgence d’augmenter la productivité au Canada. Mais maintenant que la sonnette d’alarme a été tirée, c’est l’heure de passer de la parole aux actes. C’est l’heure de briser le cercle vicieux.

La première chose à faire est de reconnaître que la faible productivité est un problème systémique qui exige une approche concertée dans toute l’économie. Des progrès sur plusieurs fronts seront nécessaires. Aucune institution ni aucun groupe ne pourra régler ce problème seul, tout le monde devra jouer un rôle. Il est plus urgent que jamais de renverser la tendance, compte tenu des tensions et des conflits qui déstabilisent notre économie. L’adversité commune est un puissant catalyseur, tirons-en parti.

Comment transformer un cercle vicieux en un cercle vertueux ?

Assurément, nous sommes devant un défi de taille. Mais en favorisant des conditions propices à un cercle vertueux, nous pourrons créer un avenir meilleur pour l’ensemble de la société. Nous aurons non seulement plus d’argent dans nos poches, mais aussi une monnaie qui garde sa valeur, des échanges commerciaux plus diversifiés, et une économie plus autonome et plus attrayante.

Le Canada a déjà été un chef de file en matière de productivité — et il peut le redevenir11. Il faut toutefois être réalistes. Peut-être que le Canada ne rattrapera pas le niveau de productivité des États-Unis. Mais peu importe notre classement dans le monde, nous devrions tirer des leçons des pays qui nous ressemblent, et apprendre de leurs bons coups. Faisons ainsi de l’amélioration de la productivité un projet collectif.

Alors, concrètement, comment va-t-on s’y prendre ? Il faut d’abord identifier les leviers à actionner en priorité. Loin de moi l’idée de dresser une liste exhaustive, mais je vous en propose trois : créer un meilleur climat d’investissement, accroître la concurrence et investir dans le capital humain12.

Créer un meilleur climat d’investissement

Comme je l’ai mentionné plus tôt, mes collègues du Conseil de direction et moi allons régulièrement à la rencontre de chefs d’entreprise aux quatre coins du pays pour connaître leur réalité. La discussion porte souvent sur l’environnement d’affaires au Canada et sur leur perception qu’il est actuellement peu propice à l’investissement. Ce n’est pas un constat anodin : comme je l’ai soulevé plus tôt, le faible taux d’investissement des entreprises canadiennes depuis plusieurs années pèse sur notre productivité.

Même s’il s’agit d’un problème complexe et multidimensionnel, il existe des pistes de solution pour améliorer le climat d’investissement. Je vais en faire un survol rapide puisque le gouverneur en a déjà parlé en septembre13.

Que ce soit lors de nos rencontres ou enquêtes, les entreprises évoquent régulièrement la lourdeur, la complexité et l’étendue du cadre réglementaire au Canada. Elles mentionnent que c’est un irritant qui freine de plus en plus le dynamisme des affaires. C’est le premier levier sur lequel nous devrions appuyer. Bien sûr, un certain niveau de réglementation est nécessaire. Mais est-ce qu’on ne pourrait pas réglementer mieux ? Ça voudrait dire accélérer les processus d’approbation, réévaluer dans certains cas la portée de la réglementation, et réduire l’incertitude et le flou qui les entourent. Il faudrait aussi s’attaquer aux chevauchements, redondances et contradictions qui existent entre les règles des nombreux ordres de gouvernement. Il en va de même des obstacles qui freinent la circulation des produits et des travailleurs entre les provinces et les territoires.

La mise à niveau de certaines de nos infrastructures permettrait aussi de diminuer le coût de faire des affaires au Canada. Pensons à l’amélioration des axes de transport d’est en ouest pour faire croître notre marché intérieur, ou encore à la construction de nouvelles installations portuaires pour acheminer nos produits vers les marchés d’outre-mer. Parallèlement, pour réduire notre dépendance envers le marché américain, nous devrions chercher à mieux tirer parti des accords commerciaux avec nos autres partenaires14. Comme plusieurs l’ont déjà mentionné, ces éléments pourraient améliorer notre productivité et notre compétitivité, en incitant nos entreprises à investir et à prendre de l’expansion.

Parlant d’expansion, nous savons que le Canada compte une plus faible proportion de grandes entreprises que les États-Unis. En règle générale, ce sont les compagnies les plus productives et les plus susceptibles d’exporter et d’investir. Ainsi, pour voir plus d’entreprises naître et fleurir en grandes sociétés, un régime de réglementation et d’imposition doit favoriser la croissance et le développement.

Intensifier la concurrence dans les secteurs clés

Ceci étant dit, même si nous gagnerions à ce que nos entreprises prennent de l’expansion, ça ne doit pas se faire au détriment d’un marché concurrentiel. Pour améliorer notre productivité, nous devrons, en parallèle, trouver des moyens de favoriser une forte et saine concurrence dans l’économie canadienne. Je ne surprendrai personne ici en affirmant qu’il peut être très difficile pour de nouveaux joueurs de faire leur entrée dans certains secteurs où il y a déjà une forte concentration d’entreprises. Pensons notamment aux télécommunications, au transport de passagers et aux services financiers15. Ce sont des secteurs névralgiques dont toute l’économie dépend. C’est le deuxième levier que nous devrions actionner.

La concurrence a un effet positif sur la productivité. Elle incite les entreprises à devenir plus efficaces, à améliorer la qualité de leurs produits et services, à réduire leurs coûts et à offrir des prix plus avantageux. Bref, la concurrence est non seulement bonne pour les consommateurs, elle rend aussi les entreprises plus productives et résilientes. D’où la nécessité de revoir et de repenser notre approche de la concurrence.

Investir dans nos talents

J’ai beaucoup parlé des entreprises aujourd’hui, mais il est important de souligner que l’amélioration de notre productivité repose aussi sur les personnes. Plus spécifiquement, elle dépend du capital humain, c’est-à-dire le savoir et les compétences de nos travailleurs. Et c’est le troisième levier que nous devrions actionner. En effet, pour que les travailleurs d’aujourd’hui et de demain puissent faire leur travail efficacement, réaliser leur plein potentiel et évoluer dans leur carrière, il faut investir en eux. Parce qu’une société plus productive n’en est pas une qui nous demande de travailler plus. C’est plutôt une société qui nous fournit les connaissances et les outils nécessaires pour générer plus de valeur.

Prenons le cas de l’intelligence artificielle par exemple. Une technologie aussi transformatrice peut accroître considérablement notre productivité, mais elle risque également de perturber le marché du travail. Pour tirer le meilleur parti de l’IA tout en limitant les contrecoups pour les travailleurs, nous devrons revoir certains aspects de notre approche en éducation et investir dans la formation.

Investir dans nos talents veut aussi dire faciliter la reconnaissance des titres professionnels d’une province et d’un territoire à l’autre ainsi que des titres de compétences étrangers. Et ça implique d’être en mesure d’attirer les meilleurs étudiants et talents d’ailleurs.

Le rôle de la Banque

À m’écouter, vous pourriez vous demander pourquoi un sous-gouverneur a décidé de consacrer un discours entier à la productivité. Après tout, la Banque exerce très peu d’influence directe sur ce phénomène, et les leviers que je viens d’énumérer ne sont pas de notre ressort. Au final, la politique monétaire ne peut pas remédier à une faible productivité, pas plus qu’elle ne peut neutraliser les effets économiques de forces structurelles comme l’évolution démographique, la reconfiguration des échanges commerciaux ou l’incertitude géopolitique. En revanche, la Banque peut jouer un rôle en stimulant le dialogue national et en établissant des conditions macroéconomiques propices à un effort collectif en faveur de la productivité.

Maintenir l’inflation près de 2 % va au-delà des chiffres. Ce mandat apporte de véritables avantages à l’ensemble du Canada. Pour les ménages, une inflation basse est gage de maintien du pouvoir d’achat. Pour les entreprises, elle représente l’assurance d’une certaine stabilité et prévisibilité des coûts et des prix dans l’économie. Ceci leur permet de concentrer leurs efforts sur l’amélioration de leur productivité et compétitivité, que ce soit par l’adoption de nouvelles technologies, l’amélioration des processus ou la formation des employés. Ainsi, en contexte d’incertitude, la Banque peut créer des conditions qui aident les entreprises et les gouvernements à concevoir des solutions efficaces pour améliorer nos perspectives à long terme et à les concrétiser.

La Banque peut aussi jouer un rôle important dans le débat public sur la façon de briser le cercle vicieux de la faible productivité au pays. Par des discours comme celui d’aujourd’hui, nous espérons sensibiliser la population canadienne à l’urgence de s’attaquer à ce défi de taille. Et plusieurs de nos économistes travaillent à développer et à diffuser des connaissances sur le sujet par leurs recherches et analyses économiques. Face à un défi aussi complexe, nous avons beaucoup à apprendre. Nous devrons faire preuve de curiosité et d’humilité pour le relever.

Conclusion

Il est temps pour moi de conclure. J’espère avoir réussi à vous convaincre que la productivité est importante pour tout le monde, et pas seulement pour les économistes et les experts. Et j’espère aussi qu’en décrivant l’ampleur et la nature systémique et circulaire de notre problème de productivité, je ne vous ai pas fait trop peur !

Il est vrai que briser le cercle vicieux pour en créer un vertueux ne sera pas facile. Il faudra beaucoup de travail, de créativité et de leadership pour y arriver. Et nous devrons tous ramer dans le même sens pour transformer notre façon de voir la productivité. Mais le jeu en vaut la chandelle. Si nous réussissons, nous n’allons pas seulement améliorer nos perspectives en cette période de conflit commercial et de profonds changements. Nous allons aussi nous positionner de façon à améliorer les perspectives des générations à venir. Et une meilleure croissance de la productivité permettra d’augmenter nos revenus, de limiter les pressions inflationnistes et rendra ainsi la vie plus abordable.

Même quand l’ampleur de la tâche est indéniable, c’est possible d’aborder un problème systémique avec optimisme. Si nous pouvons renverser certains des facteurs qui contribuent à notre faible productivité, d’autres éléments suivront et créeront un effet d’entraînement. Nous pourrons ainsi renforcer notre système immunitaire et prendre du muscle afin de forger notre propre destin, peu importe ce que l’avenir nous réserve. Et même si son rôle dans ce processus est limité, la Banque du Canada sera là tout au long du parcours. En maintenant l’inflation à un niveau bas, stable et prévisible, elle créera les conditions nécessaires pour que les entreprises et les gouvernements puissent concentrer leur attention et leurs efforts sur la relance de notre productivité. Merci.

Je tiens à remercier Ben Tomlin et Dany Brouillette de leur aide dans la préparation de ce discours.

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19 novembre 2025

Discours : Association des économistes québécois (ASDEQ) et CFA Québec

Vers un cercle vertueux pour la productivité — Le sous-gouverneur externe Nicolas Vincent prononce un discours devant l’Association des économistes québécois (ASDEQ) et CFA Québec. (vers 12 h 45 heure de l’Est).

  1. 1. Par exemple : Rogers, C. 2024. « L’heure a sonné : réglons le problème de productivité du Canada ». Discours prononcé devant Halifax Partnership, Halifax, Nouvelle-Écosse, 26 mars; Dodge, D. 2005. « Investir dans la productivité ». Discours prononcé devant le Conseil canadien des sociétés publiques-privées, Toronto, Ontario, 28 novembre. []
  2. 2. Vous avez peut-être également entendu parler d’une mesure de la productivité appelée productivité totale des facteurs (PTF). Elle comprend la partie de notre production qui ne s’explique pas seulement par l’utilisation des intrants, du capital et du travail. On dit souvent qu’elle représente une mesure du progrès technologique ou de l’amélioration de processus. En tant qu’universitaire, j’aime beaucoup cette mesure, parce qu’elle est très pure. Cela dit, la PTF peut varier selon les sources de données utilisées. Son interprétation dépend donc du contexte. C’est pourquoi je vais me concentrer sur la productivité du travail.[]
  3. 3. Un exemple où la productivité du travail mesurée ne reflète pas la productivité réelle s’est produit pendant la pandémie de COVID-19. La productivité a bondi parce que la production globale dans l’économie a chuté moins fortement que les heures travaillées, puisque beaucoup de gens avaient perdu leur emploi ou travaillé moins d’heures. Quand la situation s’est normalisée, la productivité est revenue à des niveaux plus normaux, parce que les heures de travail ont augmenté plus vite que les extrants. Rien de tout cela ne reflétait vraiment l’efficience sous-jacente de l’économie canadienne.[]
  4. 4. Ce calcul utilise la moyenne pondérée des taux de croissance de la productivité du travail des autres pays du G7 entre 2000 et 2023, en prenant comme poids leurs PIB respectifs en 2000.[]
  5. 5. Aussi, dans un contexte où nous avons un manque criant de travailleurs de la santé, l’arrivée de nouvelles technologies dans ce domaine, incluant l’usage de l’intelligence artificielle (IA), nous donne l’espoir de pouvoir augmenter la productivité de notre système de santé et d’offrir de meilleurs services.[]
  6. 6. L’idée de comparer une forte productivité à un système immunitaire sain pour l’économie n’est pas nouvelle. L’économiste en chef de RBC, Frances Donald, a évoqué cette idée plus tôt cette année.[]
  7. 7. Macklem, T. 2025. « Un régime flexible de ciblage de l’inflation dans un monde enclin aux chocs ». Discours prononcé au séminaire du 100e anniversaire de la Banque du Mexique, Mexico, Mexique, 26 août.[]
  8. 8. Voir les travaux précurseurs suivants : Bernard, A.B. et J.B. Jensen. « Exporters, jobs, and wages in the U.S. manufacturing: 1976-1987 », Brookings Papers on Economic Activity (1995) : 67-119; Baldwin, J.R. et W. Gu. « Trade Liberalization: Export-market Participation, Productivity Growth, and Innovation », Oxford Review of Economic Policy 20, no 3 (2004) : 372-392. []
  9. 9. Voir un autre article précurseur : Melitz, M. « The impact of trade on intra-industry reallocations and aggregate industry productivity », Econometrica 71, no 6 (2003) : 1695-1725. []
  10. 10. Lileeva, A. et D. Trefler. « Improved Access to Foreign Markets Raises Plant-Level Productivity… For Some Plants », Quarterly Journal of Economics 125, no 3 (2010) : 1051-1099; Baldwin, J.R. et W. Gu. « Export-Market Participation and Productivity Performance in Canadian Manufacturing ». Canadian Journal of Economics 36, no 3 (2003) : 634-657.[]
  11. 11. Sharpe, A. et T. Sargent. « Finances of the Nation: The Canadian Productivity Landscape: An Overview ». Canadian Tax Journal (à venir). Les auteurs notent qu’entre 1947 et 1973, la production par heure du secteur des entreprises au Canada a augmenté à un taux annuel moyen d’environ 4 %, comparativement à environ 3 % aux États-Unis. Depuis, la croissance de la productivité du travail au Canada a été en général inférieure à celle des États-Unis.[]
  12. 12. Ces thèmes et d’autres sont repris dans le chapitre 4 du rapport complet de l’Organisation de coopération et de développement économiques intitulé Études économiques de l'OCDE : Canada 2025.[]
  13. 13. Macklem, T. 2025. « Le commerce mondial, les flux de capitaux et la prospérité du Canada ». Discours prononcé devant le Saskatchewan Trade and Export Partnership et la Chambre de commerce du Grand Saskatoon, Saskatoon, Saskatchewan, 23 septembre.[]
  14. 14. Voir la version de la mi-année 2025 de l’Indice de confiance commerciale d’Exportation et développement Canada.[]
  15. 15. Pour en savoir plus sur le rôle de la concurrence dans la productivité, en particulier dans le secteur financier, voir Rogers, C. 2025. « L’avantage concurrentiel de la productivité ». Discours prononcé devant le Canadian Club Toronto, Toronto, Ontario, 9 octobre.[]