Introduction
Au cours des cinq dernières années, le volume des émissions d’obligations à rendement nominal du gouvernement du Canada a presque doublé, passant de 122 milliards de dollars en 2019-2020 à 237 millions de dollars en 2024-2025 (Banque du Canada, 2025a)1. Malgré cela, les mesures standard de couverture et de rendement moyen montrent que les adjudications d’obligations du gouvernement du Canada ont continué d’afficher de bons résultats.
Nous démontrons qu’à partir de 2020, l’augmentation de la participation des fonds de couverture aux adjudications correspond à l’expansion des émissions d’obligations du gouvernement du Canada. De fait, les fonds de couverture représentent désormais une catégorie d’investisseurs significative, la plus importante après les courtiers. Nous constatons que ces fonds ont réagi à l’augmentation du montant des émissions d’obligations du gouvernement du Canada en raison de leur modèle d’affaires basé sur le volume.
Nous expliquons pourquoi les fonds de couverture pourraient être plus susceptibles que d’autres types d’investisseurs de se retirer soudainement du marché. Nous montrons aussi que leur participation accrue aux adjudications pourrait mettre à l’épreuve la capacité des bilans des courtiers pour les opérations de pension. Si cette participation accrue des fonds de couverture favorise la distribution économique de la dette nationale du Canada, elle représente également une vulnérabilité qu’il est important de reconnaître.
Notre analyse se concentre sur les principales échéances obligataires : 2, 5, 10 et 30 ans. Nous utilisons des données exclusives sur les adjudications d’obligations du gouvernement du Canada de 1999 à 2024. Le type d’entreprise des soumissionnaires (y compris les fonds de couverture) est déterminé à partir d’une liste interne de la Banque du Canada reposant sur des renseignements de marché au sujet des modèles d’affaires des soumissionnaires.
La participation des fonds de couverture aux adjudications a augmenté
Depuis l’exercice 2019-2020, les émissions annuelles d’obligations du gouvernement du Canada ont considérablement augmenté pour toutes les échéances (Banque du Canada, 2025a)2 :
- de 53 à 94 milliards de dollars pour les obligations à 2 ans
- de 33 à 63 milliards de dollars pour les obligations à 5 ans
- de 13 à 63 milliards de dollars pour les obligations à 10 ans
- de 4 à 17 milliards de dollars pour les obligations à 30 ans
Le graphique 1 montre que la part des fonds de couverture dans le total des soumissions aux adjudications pour chaque échéance a également beaucoup augmenté depuis 2010, et plus particulièrement depuis 2020.
Graphique 1 : La part des fonds de couverture dans le total des soumissions aux adjudications d’obligations du gouvernement du Canada a augmenté
Le modèle d’affaires des fonds de couverture peut expliquer pourquoi ce sont les seuls types d’investisseurs qui ont augmenté leurs soumissions dans un contexte où les émissions d’obligations étaient plus élevées. En effet, leur approche générale se résume à :
- repérer un titre qu’ils perçoivent comme étant mal évalué sur le marché
- prendre une position importante sur ce titre – comme en témoigne leur recours important à l’effet de levier par le biais d’opérations de pension
Les fonds de couverture utilisent souvent des stratégies de valeur relative, en négociant sur la base d’une mauvaise évaluation perçue entre les obligations du gouvernement du Canada et :
- les contrats à terme (opérations d’arbitrage comptant-terme)
- les swaps (swap d’actifs) d’une échéance similaire
- les obligations provinciales et hypothécaires en dollars canadiens ou d’autres obligations souveraines (opérations d’arbitrage intermarchés)
Les fonds de couverture utilisent aussi fréquemment des stratégies basées sur des perspectives macroéconomiques (par exemple, position sur le niveau ou la forme de la courbe de rendement) ou sur le prix des obligations au moment des adjudications.
Étant donné que le marché des obligations du gouvernement du Canada est relativement liquide et efficient, de petits écarts d’évaluation peuvent signifier que les fonds de couverture doivent prendre des positions plus importantes pour atteindre la rentabilité souhaitée. Dans le cadre des opérations d’arbitrage comptant-terme faisant intervenir une position acheteur sur des obligations du gouvernement du Canada et une position vendeur sur des contrats à terme sur obligations du gouvernement du Canada, les fonds de couverture doivent utiliser l’effet de levier pour augmenter leurs profits en raison du faible écart entre les titres (Uthemann et Vala, 2024).
Un volume d’émission plus élevé permet aux fonds de couverture de prendre plus facilement de grosses positions acheteur en :
- augmentant la quantité d’obligations disponibles à détenir pour ces positions
- donnant aux fonds de couverture une plus grande base d’actifs à mettre en pension pour financer leurs positions
De plus, une offre future plus importante (adjudication à venir) d’obligations du gouvernement du Canada peut faciliter la prise de positions vendeur plus importantes3. En effet, l’augmentation de l’offre permet aux fonds de couverture d’obtenir plus facilement les obligations requises sur le marché des pensions. En outre, lorsque la liquidité des obligations du gouvernement du Canada est plus importante, les coûts de transaction liés à la prise et à la clôture des positions s’en trouvent diminués.
Par conséquent, la hausse des émissions d’obligations du gouvernement du Canada a coïncidé avec une augmentation des emprunts contre ces obligations sur le marché des pensions par les fonds de couverture pour financer leurs stratégies de valeur relative (Banque du Canada, 2024). En 2024, le taux des opérations de pension à un jour sur le marché canadien (taux CORRA) a constamment monté plusieurs points de base au-dessus du taux cible du financement à un jour de la Banque, ce qui indiquait que les fonds de couverture détenaient d’importantes positions acheteur à effet de levier. Mais en 2023, on avait observé le contraire avec les positions vendeur (Plong et Maru, 2024a).
Indépendamment de la stratégie spécifique d’un fonds de couverture, le marché primaire tend à être un moyen économique d’obtenir un volume important de positions sur les obligations du gouvernement du Canada. L’achat aux adjudications permet d’éviter l’incidence sur les prix qui peut résulter de l’achat ou de la vente d’un grand volume d’obligations sur le marché secondaire, et les rendements à l’adjudication sont souvent légèrement plus élevés que ceux en vigueur sur le marché secondaire. Par ailleurs, certaines stratégies (comme celles basées sur les adjudications) reposent directement sur une participation importante sur le marché primaire.
Le graphique 2 montre la forte relation positive entre les soumissions des fonds de couverture (en proportion du total) et l’encours total des obligations du gouvernement du Canada depuis 1999.
Graphique 2 : À mesure que l’encours des obligations augmente, la participation des fonds de couverture aux adjudications augmente également
Il convient de noter que cet encours plus élevé n’incite probablement pas autant d’autres types d’investisseurs à participer, principalement parce qu’ils ont moins de flexibilité et plus de difficulté à recourir à l’effet de levier (Sandhu et Vala, 2023). Les investisseurs autres que les fonds de couverture sont généralement plus limités par leurs liquidités et ont moins tendance à utiliser l’effet de levier4. Parmi les gestionnaires d’actifs, ce sont les fonds de couverture qui détiennent les positions les plus importantes dans les opérations de pension, suivis par les fonds de pension (Aldridge, Sandhu et Tchamova, 2024). Et si les courtiers peuvent aisément accéder aux opérations de pension et se positionner pour prendre des vues directionnelles sur les taux, ils sont limités par les contraintes de bilan qu’imposent les limites de risque internes et la réglementation bancaire.
La concentration de plus en plus forte des fonds de couverture dans les adjudications d’obligations du gouvernement du Canada comporte des risques
Le graphique 3 montre que la part des obligations du gouvernement du Canada adjugée aux fonds de couverture dans le total des adjudications a également augmenté de façon significative depuis 2010, et ce, même si la proportion des soumissions venant des fonds de couverture n’a pas augmenté au même rythme. Cela s’explique par le fait que les fonds de couverture ont tendance à soumissionner à des niveaux plus compétitifs que les autres types d’investisseur lors des adjudications5.
Graphique 3 : La part adjugée aux fonds de couverture est passée de 0 % à plus de 40 % au cours des 15 dernières années
Depuis l’exercice 2019-2020, les indicateurs clés du succès des adjudications (c’est-à-dire, le ratio de couverture des adjudications6 et le rendement moyen aux adjudications) sont demeurés relativement stables pour toutes les échéances, et ce, même si les émissions totales d’obligations du gouvernement du Canada ont presque doublé au cours de cette période7. Cependant, cette tendance n’est pas sans risques.
Ce résultat est conforté par la conclusion d’Arslanalp et Tsuda (2012), selon laquelle les investisseurs non bancaires étrangers – surtout des fonds de couverture dans le cas des obligations du gouvernement du Canada – présentent un risque de sortie du marché plus élevé que les autres types d’investisseurs. C’est pourquoi on considère que la concentration accrue des fonds de couverture sur les marchés de dette souveraine à l’échelle mondiale renforce le risque associé au profil des investisseurs, lequel s’ajoute aux risques liés à l’augmentation de la dette des administrations publiques. La situation budgétaire du Canada est plus solide que celle des emprunteurs souverains à haut risque que mentionnent Arslanalp et Tsuda (2012), ce qui atténue les problèmes potentiels d’endettement. Cette conclusion donne toutefois à penser que la plus forte concentration des fonds de couverture sur le marché canadien représente tout de même une vulnérabilité.
Ce risque de sortie du marché est mis en évidence de plusieurs façons. Les fonds de couverture ont un taux de faillite élevé dans le monde (voir, par exemple, Garbaravicius et Dierick, 2005). Ils sont également exposés à des risques de refinancement liés au levier financier et aux appels de marge. Enfin, la plupart des fonds de couverture qui achètent des obligations du gouvernement du Canada se trouvent à l’étranger : sans attachement naturel au marché canadien, ils pourraient être plus susceptibles de s’en retirer lors d’un épisode de tensions ne touchant que le Canada.
Comme l’indique le Rapport sur la stabilité financière – 2025 (Banque du Canada, 2025b), le rôle croissant des fonds de couverture s’étend au marché secondaire, ce qui comporte aussi des avantages et des risques. Sandhu et Vala (2023) constatent que même si les opérations des fonds de couverture peuvent favoriser des marchés bifaces pour les obligations du gouvernement du Canada en temps normal, elles ont amplifié les ventes unilatérales de ces obligations pendant la période de tensions de la pandémie de COVID-19, ce qui a contribué à l’illiquidité des marchés.
L’activité croissante des fonds de couverture sur les marchés primaire et secondaire pourrait exercer une pression supplémentaire sur l’ensemble de l’infrastructure des titres à revenu fixe du gouvernement du Canada. Plus précisément, les positions – tant acheteur que vendeur – des fonds de couverture sur le marché obligataire sont ultimement financées sur le marché des pensions. Le bilan agrégé des portefeuilles de titres admissibles aux pensions des courtiers est limité et déterminé par plusieurs facteurs (par exemple, le nombre de courtiers, la réglementation, l’infrastructure de compensation centrale). Ces points de pression se reflètent dans les niveaux élevés du taux CORRA (Plong et Maru, 2024b). Par conséquent, cette augmentation tendancielle de la participation des fonds de couverture soulève des questions quant à la capacité du marché des pensions. Si la capacité du marché des pensions était mise à l’épreuve, il y aurait là aussi un risque que les fonds de couverture prennent la porte de sortie.
Conclusion
L’augmentation récente de la dette au Canada a incité les fonds de couverture à accroître leur participation sur le marché des titres du gouvernement du Canada du fait de leur modèle d’affaires fondé sur le volume et l’effet de levier. Par conséquent, les fonds de couverture ont joué un rôle grandissant dans l’absorption des nouvelles émissions d’obligations du gouvernement du Canada, qui en a bénéficié. En effet, cela a permis aux adjudications d’obligations du gouvernement du Canada de continuer à afficher de bons résultats et contribué à l’augmentation de l’activité sur le marché secondaire, ce qui renforce la liquidité.
Toutefois, cette présence accrue des fonds de couverture s’accompagne aussi d’un risque grandissant de sortie du marché potentiellement importante des investisseurs en raison des modèles d’affaires de ces fonds, du fait qu’ils n’ont pas d’attachement naturel au marché des obligations du gouvernement du Canada et de leur dépendance au marché des pensions pour créer un effet de levier. Nous espérons que la présente note analytique fera mieux connaître ces risques.
Références
Aldridge, P., J. Sandhu et S. Tchamova. 2024. « Le rôle des banques centrales étrangères sur la liquidité du marché des obligations du gouvernement du Canada ». Note analytique du personnel 2024-26 de la Banque du Canada.
Arslanalp S. et T. Tsuda. 2012. « Tracking Global Demand for Advanced Economy Sovereign Debt ». Document de travail no 2021/284 du Fonds monétaire international.
Banque du Canada. 2024. Rapport sur la stabilité financière – 2024.
Banque du Canada. 2025a. Obligations nominales. Interface Valet (téléchargement de données), page consultée le 21 avril 2025.
Banque du Canada. 2025b. Rapport sur la stabilité financière – 2025.
Chang, B. Y. 2023. « Estimating the Slope of the Demand Function at Auctions for Government of Canada Bonds ». Document d’analyse du personnel 2023-12 de la Banque du Canada.
Epp, A. et J. Gao. « Les fonds de couverture : un filet pour l’augmentation des émissions d’obligations du gouvernement? ». Document d’analyse du personnel 2025-7 de la Banque du Canada.
Garbaravicius, T. et F. Dierick. 2005. « Hedge Funds and Their Implications for Financial Stability ». Occasional Paper Series no 34, Banque centrale européenne.
Plong, B. et N. Maru. 2024a. « CORRA : Explaining the Rise in Volumes and Resulting Upward Pressure ». Note analytique du personnel 2024-21 de la Banque du Canada.
Plong, B. et N. Maru. 2024b. « Les facteurs derrière les pressions à la hausse sur le taux CORRA ». Note analytique du personnel 2024-4 de la Banque du Canada.
Sandhu, J. et R. Vala. 2023. « Les fonds de couverture soutiennent-ils la liquidité du marché des obligations du gouvernement du Canada? ». Note analytique du personnel 2023-11 de la Banque du Canada.
Uthemann A. et R. Vala. 2024. « Quelle est la part de l’arbitrage comptant-terme sur le marché canadien des obligations d’État? ». Note analytique du personnel 2024-16 de la Banque du Canada.
Notes
- 1. Nous excluons les obligations à rendement réel de l’analyse parce que leur bassin d’investisseurs est fondamentalement différent, que leurs montants d’émission sont relativement minimes et qu’elles ne sont plus émises depuis 2022. Nous excluons également les obligations émises par syndication.[←]
- 2. Les obligations à 3 ans, émises pour la dernière fois en avril 2023, sont exclues puisqu’il ne s’agit pas d’une échéance standard.[←]
- 3. Les calendriers des émissions d’obligations du gouvernement du Canada, comme c’est le cas dans la plupart des économies développées, sont très prévisibles. Les dates exactes des adjudications d’obligations du gouvernement du Canada sont annoncées avant le début de chaque trimestre, et le nombre approximatif d’adjudications pour chaque échéance ainsi que leur taille sont rendus publics dans la stratégie annuelle de gestion de la dette du gouvernement du Canada, qui fait partie du budget fédéral annuel.[←]
- 4. Les investisseurs institutionnels autres que les fonds de couverture ont également indiqué qu’ils ne voyaient plus d’occasions liées aux prix lors des adjudications. Au lieu de cela, la plupart d’entre eux achètent des obligations du gouvernement du Canada sur le marché secondaire (souvent l’après-midi après l’adjudication). Par exemple, les banques centrales étrangères possèdent 12 à 21 % du flottant des obligations du gouvernement du Canada (Aldridge, Sandhu et Tchamova, 2024), malgré leur participation minimale aux adjudications.[←]
- 5. À l’aide d’une méthodologie adaptée de celle de Chang (2023), nous avons estimé la fonction de demande aux adjudications des différents types de soumissionnaires. Nous avons constaté que la pente de la demande des fonds de couverture a toujours été la plus faible (Epp et Gao, 2025).[←]
- 6. Le ratio de couverture des adjudications correspond au montant total des soumissions (en dollars) par rapport au montant total offert à l’adjudication, déduction faite des achats de la Banque du Canada.[←]
- 7. Dans un scénario contrefactuel où les fonds de couverture cessent leur participation et où le comportement des autres investisseurs ne change pas, ces indicateurs auraient diminué (Epp et Gao, 2025).[←]
Remerciements
Nous remercions Maxime Beaudet, Alexander Bonnyman, William Bradley, Adrienne Brassard, Bo Young Chang, David Cimon, Meredith Fraser-Ohman, Marie-Lou Lachance, Stéphane Lavoie, Sophie Lefebvre, Neil Maru, Olena Melin, Jeiel Onel Mézil, Stephen Murchison, Boran Plong, Jabir Sandhu, David Smith, Matthieu Truno, Rishi Vala, Nicole van de Wolfshaar et Harri Vikstedt pour leurs commentaires utiles.
Avis d’exonération de responsabilité
Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.
DOI : https://doi.org/10.34989/san-2025-22