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La recherche de la confiance : 400 ans d'histoire de la monnaie, de la Nouvelle-France au Canada d'aujourd'hui

Disponible en format(s) : PDF

Bonjour. Je suis vraiment ravi d'être ici aujourd'hui.

Comme nous fêtons le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, j'ai pensé qu'il serait opportun pour moi, à titre de banquier central, de me pencher sur l'évolution de la monnaie au fil des quatre derniers siècles. De plus, au moment où je me départis de mes responsabilités à l'égard de l'émission des billets de banque canadiens pour me concentrer davantage sur la stabilité du système financier, j'apprécie d'autant plus cette occasion de souligner les progrès qui ont été réalisés récemment sur le front de la lutte contre le faux-monnayage. Mais j'anticipe sur mon discours. Je tiens à remercier l'Université Laval et le professeur Kevin Moran d'avoir organisé cette rencontre.

L'histoire de la monnaie est fascinante. Elle est le reflet de la progression économique, politique et sociale des peuples. Au Canada, la monnaie a un passé particulièrement coloré. Ici comme ailleurs, son histoire est essentiellement celle d'un duel entre deux camps. D'un côté du champ de bataille, il y a l'impératif de disposer d'un moyen d'échange sûr et pratique et d'une réserve de valeur, donc d'une monnaie saine. Par « monnaie saine », je veux dire une monnaie dans laquelle il y a tout lieu d'avoir confiance. À cet impératif s'opposent les ennemis de toujours d'une monnaie saine : l'inflation et la contrefaçon. Elle est passionnante, cette lutte entre la monnaie saine et les forces qui peuvent la miner.

Pendant les 45 prochaines minutes, j'aimerais vous conter des moments de cette histoire, en commençant par les débuts de la monnaie en Nouvelle-France avant d'évoquer deux changements importants survenus au XIXe siècle. Ensuite, en guise de mise en contexte pour vous aider à comprendre ce qu'est la monnaie dans le monde moderne, je décrirai sommairement le rôle d'une banque centrale. Pour terminer, je passerai en revue quelques développements qui ont touché la monnaie récemment, notamment l'avènement des modes de paiement électroniques. Je me servirai d'images d'objets de la Collection nationale de monnaies, dont la Banque du Canada est le dépositaire, pour illustrer mes propos. Cependant, avant d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous expliquer ce que j'entends par « monnaie ».

La monnaie est de ces choses singulières. Tout le monde sait ce que c'est – du moins jusqu'à ce qu'on y regarde de plus près – et c'est là que ça se gâte! Selon Gertrude Stein, la célèbre femme de lettres américaine, c'est la capacité de conceptualiser l'argent et de le compter qui distingue l'être humain des autres animaux 1. La monnaie est habituellement définie comme étant un « moyen d'échange », c'est-à-dire l'instrument de base qui est utilisé pour régler les échanges commerciaux. Elle élimine les nombreuses difficultés qui caractérisent le troc, dont la nécessaire « coïncidence des besoins ». Elle constitue aussi une « réserve de valeur », dans la mesure où elle peut être conservée en vue d'une utilisation future et, contrairement à une reconnaissance de dette émise par un particulier, elle est aisément acceptée parce qu'elle ne comporte pas de risque de défaillance. En fait, de nos jours, les économistes feraient valoir que c'est principalement le risque de défaillance qui justifie le recours à la monnaie comme mécanisme de règlement 2. Enfin, la monnaie fait fonction d'unité de compte du fait qu'elle offre un moyen uniforme d'exprimer en chiffres les prix, les revenus, les dettes et les actifs, ce qui est utile quand vient le moment de prendre des décisions au sujet de la production, de la consommation, de l'épargne ou de l'investissement.

La monnaie, du moins sous la plupart de ses formes modernes, a ceci de particulier qu'elle n'a pas une grande valeur intrinsèque : on ne peut ni la manger ni l'utiliser pour se chauffer. En fait, de nos jours, le gros de la masse monétaire n'existe pas concrètement, mais consiste en des dépôts auprès d'institutions financières, lesquels ne sont en réalité que des données stockées dans des mémoires d'ordinateurs 3. Cela n'empêche aucunement la monnaie d'être utile et précieuse justement parce qu'elle est une réserve de valeur sûre (pour autant que celle-ci ne soit pas érodée par l'inflation) et qu'elle est fiable et aisément acceptée (dans la mesure où il est possible d'en confirmer l'authenticité). Somme toute, la monnaie est utile quand les gens ont confiance en elle.

Et maintenant, remontons le cours du temps jusqu'au XVIIe siècle 4.

Les débuts de la monnaie au Canada

Bien avant que les Européens ne foulent le sol de l'Amérique du Nord, les peuples autochtones s'adonnaient au commerce, lequel reposait souvent sur l'utilisation de marchandises diverses comme monnaie d'échange. Parmi les biens qui ont été employés comme objets de commerce dans cette région du monde, les wampums sont peut-être les plus importants. Formés de coquillages enfilés, habituellement des coquilles de palourdes et de buccins (image : perles de wampum) 5, ces objets tiraient leur valeur de leur rareté, leur fabrication exigeant des efforts considérables. En plus de constituer un moyen d'échange utile, les wampums avaient une valeur symbolique et rituelle aux yeux des peuples autochtones. Lorsque des pénuries de pièces métalliques sont survenues, après la colonisation, les wampums ont servi de monnaie. Ce fut notamment le cas dans les colonies hollandaises et britanniques de l'Amérique du Nord, où ils ont eu cours légal pendant une partie du XVIIe siècle. Toutefois, avec le temps, la valeur des wampums « tomba et devint finalement nulle, par suite de mauvaises imitations importées d'Europe » 6 – il s'agit là d'un exemple précoce du pouvoir destructeur de la contrefaçon.

En juillet 1608, Samuel de Champlain fonde un établissement permanent dans le Nouveau Monde : c'est la naissance de Québec. Nous ignorons presque tout de la monnaie pendant les 50 premières années d'existence de la colonie, mais nous pouvons supposer que ses premiers habitants ont eu recours au crédit pour financer au moins une partie de leurs échanges parce qu'il est logique de procéder ainsi dans une petite collectivité où tout le monde se connaît. La peau de castor devient le moyen d'échange universellement accepté dans la jeune colonie, et il est donc naturel que l'image de ce petit mammifère orne encore aujourd'hui notre pièce de 5 cents. (image : peau de castor et pièce de 5 cents) Les peaux d'orignal et le blé sont aussi utilisés comme monnaie légale 7. Cependant, la plupart des échanges au sein de la colonie s'accomplissent vraisemblablement par troc et les comptes sont tenus par les sociétés de commerce 8.

La première monnaie moderne à circuler dans la colonie prend la forme de pièces métalliques, et il s'agit initialement de celles apportées de la mère patrie par les colons, soit surtout des pièces françaises (deniers, doubles, liards et douzaines), mais aussi des piastres espagnoles et leurs pièces divisionnaires. Lorsqu'elles circulent en quantités suffisantes, ces pièces servent à régler les menues transactions de la vie quotidienne. Cependant, leur utilité est diminuée par deux problèmes.

D'abord, à cause d'un déficit commercial, la plupart des pièces de grande valeur ne circulent jamais bien longtemps dans la colonie. Elles prennent le chemin de la France, en règlement de provisions et de biens manufacturés, ou sont thésaurisées par des colons désireux de se prémunir contre un éventuel revirement de fortune. Afin de régler le problème, les autorités françaises à Paris tentent d'abord en 1670, puis à nouveau en 1721-1722, de frapper des pièces spécifiquement pour les colonies. (image : pièce de 15 sols, 1670) Dans un cas comme dans l'autre, le projet échoue, principalement parce que l'utilisation de ces pièces est interdite au-delà des frontières de la colonie. Par ailleurs, pour faire en sorte que les pièces en circulation dans la colonie y demeurent, les autorités de la métropole décident d'attribuer à la « monnoye du pays » une valeur supérieure à celle de la « monnoye de France ». D'abord établie à un huitième en 1664, cette prime est augmentée à un tiers par la suite 9. Le second problème, c'est que les pièces sont souvent « rognées », et sont donc plus légères qu'elles ne devraient l'être, ce qui mine la confiance générale quant à leur valeur réelle.

Nécessité étant mère d'invention, les billets à ordre se répandent. Un billet à ordre est une reconnaissance de dette. Il est indiqué sur le billet que celui-ci est remboursable, à une certaine date, en biens, en services ou en espèces. (image : billet à ordre) Les billets à ordre occupent une place spéciale dans l'histoire de la monnaie. Ils sont le précurseur d'une grande invention : le papier-monnaie, le cadeau, selon John Kenneth Galbraith, qu'ont fait les Américains et les Canadiens au monde occidental 10.

À la fin du XVIIe siècle, les colonies américaines connaissent les mêmes difficultés que la Nouvelle-France, et elles retiennent la même solution : l'émission de billets à ordre. Mais si les États-Unis et le Canada font tous deux oeuvre de pionniers dans l'avènement du papier-monnaie, le style de la première monnaie de papier émise par chaque pays ne pourrait être plus différent. Dans son ouvrage intitulé The Age of Uncertainty, Galbraith souligne le contraste entre « l'apparence ennuyeuse et puritaine du papier-monnaie du Massachusetts » et « l'exemple coloré » de la Nouvelle-France 11. (image : monnaie de carte à jouer et traite de la colonie de la baie du Massachusetts) « L'exemple coloré » qu'il mentionne est celui de la monnaie fabriquée avec des cartes à jouer, réponse ingénieuse à un problème sérieux et que l'on croit être la première monnaie de papier émise par des pouvoirs publics en Occident 12.

En 1685, l'intendant Jacques de Meulles procède à l'émission de trois coupures de monnaie de carte (15 sols, 40 sols et 4 livres) et informe les citoyens que ces billets seront remboursés dès l'arrivée de France d'un nouvel approvisionnement en espèces. En partie parce qu'il est interdit – sous peine d'amende – de refuser la monnaie de carte en guise de paiement, mais surtout parce qu'elles comblent un besoin, les cartes circulent librement et connaissent un franc succès, à un tel point que même si cette première émission est rachetée plus tard la même année, une deuxième a lieu l'année suivante et d'autres à différentes époques par la suite. Au contraire des pièces, la monnaie de carte reste dans la colonie et, du moins à cet égard, elle constitue une nette amélioration.

Les autorités de France voient toutefois cette initiative d'un fort mauvais oeil et en informent de Meulles en ces termes : de donner cours à des billets de cartes « estant extremement dangereux, rien n'estant plus facile a contrefaire que cette sorte de monnoye » 13. Et, de fait, une condamnation pour contrefaçon de monnaie de carte à jouer ne tarde pas. En 1690, Pierre Malidor, « chirurgien » de son état, est condamné à être « battu et fustigé, nud, de verges sur les Espaules par l'Executeur de la haute Justice, A la porte de ce Pallais, de celle de la Paroisse Notre Dame de cette ville [Québec, en l'occurrence], Et ez carrefours et lieux accoutumez, En chacun desquels il receuvra six coups de foüet… ». Le pauvre M. Malidor écope aussi d'une amende, est condamné « A seruir par force » et est chassé de la ville 14, sentence qui montre que la fabrication de fausse monnaie est considérée comme une grave menace pour le bien-être de la colonie, avec raison d'ailleurs.

Mais c'est cependant l'autre ennemi de la monnaie saine – l'inflation – qui menaçait davantage la monnaie de carte. Dès le début des années 1690, peu après son introduction, l'émission excessive de cette monnaie occasionne une hausse des prix (ou, selon le point de vue que l'on adopte, sa dévaluation). Le problème prend une telle ampleur qu'en 1717, les autorités décident de racheter les cartes à la moitié de leur valeur nominale et de les retirer de la circulation « de façon permanente », et ce, malgré le fait que personne ne soit parvenu à imaginer un instrument d'échange plus efficace.

Les difficultés que connaissent les colons sont exacerbées par l'instabilité du soutien financier que la colonie reçoit de la métropole. Dans les années 1720, « la situation financière de la France reste précaire et celle-ci n'est pas toujours en mesure d'envoyer à la colonie les fonds dont cette dernière a besoin : en 1727, la colonie ne reçoit que 5 000 livres […] qu'elle doit affecter à un budget qui s'élève à 308 156 livres; en 1728 et en 1729, elle ne reçoit pas d'espèces du tout » 15. Étant donné la nécessité de financer le budget (généralement grevé), le Trésor à Québec entreprend l'émission d'une autre forme de billets à ordre, les ordonnances de paiement, dont la valeur s'étale de 20 sols à 96 livres. (image : ordonnance de paiement)

Mais les exigences du commerce quotidien prévalent et la population réclame une forme de monnaie plus pratique. En 1729, en dépit de son retrait « permanent » mais avec la permission du roi cette fois, les autorités coloniales remettent la monnaie de carte en circulation. Par contre, celle-ci n'est plus fabriquée avec des cartes à jouer, mais imprimée sur du carton de même épaisseur et de dimension comparable. Au début, « cette nouvelle monnaie de carte inspira une grande confiance […] La monnaie de carte fut négociée au-dessus du pair pendant un certain temps, puisque son émission faisait l'objet d'un contrôle rigoureux et que le gouvernement avait accru sa mise en circulation de billets du Trésor pour le financement de ses opérations 16. »

À la fin des années 1750, la montée des coûts de la guerre contre les Britanniques, la diminution des recettes fiscales et la corruption endémique donnent lieu à une poussée inflationniste. En avril 1759, le marquis de Montcalm observe que les denrées nécessaires à la vie coûtent huit fois plus cher que ce n'était le cas en 1755, à l'arrivée des troupes – autrement dit, l'inflation progresse à un taux annuel de près de 70 %! « L'habitant est effrayé », écrit Montcalm. « On craint mal a propos, je pense, que le Gouvernement ne fasse une […] reduction, cette opinion les engage a vendre et a faire les entreprises sur un pied et un prix exhorbitant 17. » Et d'ailleurs, immédiatement après la défaite de Montcalm, la monnaie de papier n'a presque plus de valeur 18.

Après la signature du Traité de Paris et au XIXe siècle, diverses formes de monnaie circulent simultanément au Bas-Canada et au Haut-Canada, en Nouvelle-Écosse et ailleurs. Ainsi, une même transaction peut faire intervenir un billet du Trésor, des billets de papier émis par différents marchands, des pièces d'or, d'argent ou de cuivre, et des jetons privés. Et, histoire de bien brouiller les cartes, chaque colonie décide indépendamment de la valeur des diverses monnaies en circulation.

À la suite de l'union du Bas-Canada et du Haut-Canada en 1841, deux événements importants font beaucoup pour lever la confusion : l'adoption d'une monnaie décimale et l'émission de papier-monnaie par l'État. La décimalisation – soit l'emploi des dollars et des cents comme unité de compte – s'est imposée dans les années qui ont précédé et suivi la Confédération, en grande partie à la demande populaire, même si le gouvernement britannique souhaitait maintenir au Canada un système monétaire basé sur la livre, le chelin, le penny et le sou (qui valait un demi-penny). (image : spécimen d'un billet libellé en deux monnaies) À l'époque, la livre canadienne (ou 20 chelins) valait 4 dollars. Donc, le fameux « trente sous » qui, aujourd'hui, désigne communément la pièce de 25 cents, valait bel et bien le quart d'un dollar, puisque le dollar valait 5 chelins ou 120 sous.

Avec la faillite de deux petites banques de Toronto à la fin des années 1850, la population se met à exiger des pouvoirs publics qu'ils surveillent plus étroitement le système monétaire – cela vous rappelle quelque chose? – et ce mouvement d'opinion ouvre la voie à l'émission de billets par l'État 19. Par conséquent, si les premiers billets de banque canadiens d'origine commerciale sont émis en 1817 par la Montreal Bank (qui deviendra plus tard la Banque de Montréal), l'État commence à émettre des billets seulement en 1866. (image : billet de la Province du Canada) Les billets provinciaux se trouvent à dissiper deux doutes : celui pesant sur la solvabilité de l'émetteur et celui touchant la facilité d'obtenir le remboursement des billets émis par les banques. En effet, dans bien des cas, les billets privés n'étaient remboursables que dans une région précise et leur valeur était diminuée selon la distance qui séparait l'endroit où ils étaient rachetés du siège social de l'institution émettrice.

Avant d'aborder le XXe siècle, j'aimerais mentionner une affaire de contrefaçon qui s'inscrit parmi les plus fascinantes et les plus pittoresques de l'histoire du Canada. C'était une véritable entreprise familiale : Ed Johnson, surnommé le « roi de la contrefaçon », s'occupait de graver les plaques à la main, ses cinq fils imprimaient les billets, ses deux filles y apposaient les fausses signatures, et sa femme vendait les billets à un distributeur en gros. Lorsque les Johnson ont finalement été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison, ils avaient réussi à mettre en circulation pour 1 million de dollars de faux billets canadiens et américains – une somme mirobolante dans les années 1880. Les banques acceptaient leurs billets sans sourciller, et même les personnes dont la signature contrefaite figurait sur les coupures n'y voyaient que du feu.

C'est le célèbre détective John Wilson Murray, premier enquêteur de police à temps plein de l'Ontario, qui a capturé les Johnson et les a fait traduire en justice. Murray les a traqués un peu partout aux États-Unis avant de leur mettre enfin la main au collet à Toronto. D'une qualité exceptionnelle, les faux billets se distinguaient des billets authentiques parce qu'ils étaient « trop parfaits » et ne comportaient pas les défauts de gravure présents sur les vrais billets 20. De l'avis du détective Murray, avec la mort du vieux Johnson, le monde du crime a perdu un de ses génies 21. (image : billet authentique et faux billet de Johnson)

Par souci de concision, je vais sauter certains épisodes intéressants, dont le « dollar percé » de l'Île-du-Prince-Édouard, les billets de 25 cents qu'on utilisait comme emplâtre, l'émission des coupures de 6 et de 7 dollars, ou encore l'essor et la chute des « banques fantômes ». Mais vous pouvez déjà entrevoir que la monnaie ne fonctionne que dans la mesure où elle suscite la confiance des gens, et que la raison d'être de toute autorité monétaire qui se veut efficace demeure d'abord et avant tout une « recherche de la confiance ».

Avant de passer à l'ère contemporaine, permettez-moi de souligner deux leçons que l'on peut tirer de cette première période de l'histoire. D'une part, l'existence de la monnaie obéit à un impératif : une monnaie saine facilite considérablement les affaires et le commerce. D'autre part, deux grandes menaces peuvent miner la santé de la monnaie : la contrefaçon et l'inflation.

La monnaie et la banque centrale

Pour comprendre la monnaie à l'ère moderne, il est utile de se familiariser d'abord un peu avec le rôle de la banque centrale.

La Banque du Canada a été fondée en 1934. Il est intéressant de noter que l'idée de créer une banque centrale, ou quelque chose d'approchant, circulait déjà au Canada depuis plus d'un siècle à l'époque. Ainsi, dès 1820, « une brochure anonyme publiée à Québec préconisait l'établissement d'une banque nationale détenue par le gouvernement et qui serait l'unique émettrice de papier-monnaie » 22. Et en 1841, lord Sydenham, gouverneur général de la Province du Canada, proposait l'instauration d'une banque dotée de bon nombre des mêmes pouvoirs et responsabilités qu'une banque centrale moderne. Selon lui, une telle banque aurait pu financer les travaux publics, produire des revenus de seigneuriage et rendre le papier-monnaie plus efficace.

La Grande Dépression des années 1930 a fourni l'élan nécessaire à la création d'une banque centrale. À un moment où l'économie se contractait, l'impression généralisée que le système bancaire ne servait pas très bien la population a suscité un soutien en faveur de l'établissement d'une banque centrale.

La Banque du Canada a pour mandat de promouvoir le bien-être économique et financier du pays. Pour ce faire, elle intervient dans trois grands domaines : premièrement, elle maintient l'inflation à un niveau bas, stable et prévisible; deuxièmement, elle soutient la fiabilité et l'efficience du système financier; et troisièmement, elle émet des billets de banque à l'épreuve de la contrefaçon et qui sont aisément acceptés. Ces activités contribuent à fournir l'assise solide nécessaire à la sécurité et à la croissance économiques.

La Banque du Canada a émis ses premiers billets en 1935. Chaque coupure était libellée en deux versions distinctes : l'une en français et l'autre en anglais. (image : billets de la série de 1935) La série de 1935 est la seule à comporter un billet de 25 dollars. (image : billet de 25 dollars) Si jamais l'envie vous prenait de vous en procurer un, une petite mise en garde : un seul de ces billets peut aller chercher jusqu'à 15 000 dollars aux enchères! Depuis 1937, tous les billets canadiens sont bilingues.

Pour conserver une longueur d'avance sur les faussaires, la Banque a émis une nouvelle série de billets à peu près tous les quinze ans. (image : la coupure de 20 dollars au fil des ans) Parmi les éléments anticontrefaçon qui ont été intégrés aux billets, mentionnons l'impression en taille-douce (ou encre en relief), les teintes multicolores, la micro-impression, la vignette de sûreté et les fibres fluorescentes. Mais la technologie d'aujourd'hui a amplifié la menace que représente la contrefaçon. La Banque envisage donc désormais d'émettre une nouvelle série de billets tous les sept ans environ, et compte tirer parti des progrès des technologies anticontrefaçon.

À l'été 2000, de faux billets de 100 dollars de la série Les oiseaux du Canada ont commencé à faire leur apparition dans des commerces du corridor Windsor-Montréal. Ils comportaient des reproductions des dispositifs de sûreté dont sont munis les billets authentiques, et étaient imprimés sur du papier de grande qualité. Lorsqu'on les a arrêtés, en juillet 2001, les faussaires avaient mis en circulation pour plus de 5 millions de dollars de ces billets, ce qui a poussé de nombreux détaillants à refuser les coupures de 100 dollars. Voilà une démonstration éloquente de la manière dont la contrefaçon sape la confiance des gens et engendre de nombreux coûts de tous ordres 23.

Cet incident a amené la Banque à adopter une stratégie globale de prévention de la contrefaçon, qui consistait à intensifier les efforts visant la mise au point et l'émission de billets de banque dotés d'éléments de sécurité améliorés, à multiplier les mesures de sensibilisation des détaillants et des consommateurs au sujet de la sûreté des billets, et à appuyer activement le travail des services policiers et des procureurs. (image : éléments de sécurité des billets de banque) Cette stratégie s'est avérée très efficace face à la forte poussée de la contrefaçon observée entre 2001 et 2004 (graphique : nombre de faux billets détectés par million de billets authentiques), mais nous restons très vigilants.

En 2006, nous avons renforcé cette stratégie en fixant un objectif chiffré, soit de ramener, d'ici 2009, le nombre de faux billets mis en circulation chaque année à moins de 100 billets contrefaits par million de billets authentiques en circulation. Mettant à profit les progrès scientifiques et techniques, la Banque du Canada s'affaire actuellement à élaborer sa prochaine série de billets, qu'elle prévoit lancer à partir de 2011, en visant à maintenir le nombre de faux billets à moins de 50 par million de billets authentiques.

Avant de me pencher sur l'avenir de la monnaie, j'aimerais dire quelques mots sur le taux de change.

En Nouvelle-France et dans les autres colonies d'Amérique du Nord, la valeur de la monnaie locale était généralement fixée par les pouvoirs publics, qui la modifiaient en fonction des impératifs économiques. C'est à peu près le même principe qui sous-tendait le système de Bretton Woods, fondé sur des parités de change fixes mais ajustables, qui a défini l'ordre monétaire international de l'après-guerre.

Le Canada a fait figure de pionnier en délaissant ce régime et en permettant à sa monnaie de flotter au gré des forces du marché. À l'exception d'un bref intervalle de huit ans, soit de juin 1962 à mai 1970, le dollar canadien flotte librement depuis octobre 1950. En tant que pays commerçant et producteur à la fois de matières premières et de biens manufacturés, nous avons compris très tôt qu'un taux de change flottant peut faciliter l'ajustement de l'économie 24 et a l'avantage de transmettre aux producteurs et aux consommateurs des signaux importants émanant des prix et ainsi de les amener à s'adapter efficacement aux circonstances changeantes. Il permet aussi aux autorités monétaires de maintenir l'équilibre entre la demande et l'offre globales et, partant, de maîtriser l'inflation au pays.

Voilà donc le contexte nécessaire pour comprendre la monnaie aujourd'hui. La banque centrale veille à ce que la monnaie reste saine en gardant l'inflation à un niveau bas et stable et en rendant la contrefaçon des billets difficile et peu profitable. Elle s'efforce également de maintenir la fiabilité du système financier de sorte que l'argent puisse être épargné, emprunté, investi et transféré avec efficacité et efficience.

L'avenir de la monnaie

De quoi aura l'air la monnaie dans 10 ou 20 ans? Existera-t-elle encore sous forme physique? Ou les moyens de paiement électroniques l'auront-ils supplantée?

Depuis plusieurs décennies déjà, on nous annonce régulièrement la « disparition imminente de l'argent liquide », c'est pourquoi je reste prudent. Ce qu'il faut savoir, c'est que malgré l'apparition de tous ces nouveaux modes de paiement, la demande pour nos « bons vieux » billets de banque a continué de croître à un rythme relativement stable, de pair avec l'ensemble de l'économie.

Cela dit, il n'est pas inutile de rappeler que les billets de banque et les pièces de monnaie ne sont qu'un moyen de paiement et que bien d'autres ont été mis au point, dont certains gagnent en popularité. Chaque mode de paiement présente des avantages et des inconvénients sur le plan de la commodité, de la sécurité et des coûts financiers. Comme l'évolution des préférences en matière d'instruments de paiement peut influer à la fois sur la demande de billets et sur les coûts globaux des paiements de détail, la Banque du Canada suit et analyse attentivement la situation 25.

Dans le commerce de détail au Canada, les cartes de crédit, l'argent comptant et les cartes de débit jouissent tous d'une grande popularité. En effet, si l'on considère la valeur des achats, les cartes de crédit servent à régler environ 48 % des transactions, les cartes de débit, 30 %, et l'argent liquide, 22 %. Bien qu'en termes absolus, le recours à l'argent comptant reste assez stable, on constate clairement qu'il accuse un recul par rapport aux cartes de crédit et de débit. Mais ce sont les chèques qui perdent le plus de terrain, et ce, au profit des cartes de débit.

Par ailleurs, et il n'y a là rien de surprenant, le choix du moyen de paiement est lié à l'âge et au revenu du consommateur. Une enquête menée par la Banque du Canada révèle que le mode de paiement dépend aussi de la valeur de l'achat. Ainsi, pour les transactions de moins de 25 dollars, les Canadiens préfèrent généralement payer comptant, tandis que pour celles de 26 à 100 dollars, ils privilégient plutôt la carte de débit. Dans le cas des achats de plus de 100 dollars, c'est la carte de crédit qui l'emporte 26, tout comme pour les achats effectués à distance. Quoi qu'il en soit, l'argent liquide possède un avantage que bien des gens apprécient : il préserve l'anonymat du consommateur et offre ainsi une protection contre le vol d'identité.

Dans les années à venir, on assistera vraisemblablement à une augmentation du nombre de paiements sans contact réglés à l'aide de cartes de crédit ou de débit ou de cartes prépayées, ou encore au moyen d'un téléphone cellulaire. Pareille technologie s'annonce commode pour les consommateurs et les détaillants, mais elle pose aussi certains défis sur le plan de la sécurité.

S'il est certes difficile de prédire l'avenir de l'argent, on peut toutefois affirmer sans risque de se tromper qu'il sera façonné en bonne partie par les préférences des gens. En effet, nous sommes naturellement attirés par le mode de paiement qui répond le mieux à nos besoins.

Conclusion

Compte tenu des contraintes qu'impose ce genre d'exposé, j'ai à peine effleuré l'histoire monétaire du Canada, une histoire fascinante et haute en couleur, qui ouvre une fenêtre sur notre passé social, politique et économique.

Une monnaie saine est indispensable à notre bien-être économique. L'omniprésence de la double menace que sont les faussaires et la hausse des prix a amené le Canada à concevoir d'importantes innovations en matière de prévention de la contrefaçon et de maîtrise de l'inflation. La Banque du Canada joue un rôle crucial en maintenant l'inflation à un niveau bas, stable et prévisible, en soutenant la stabilité et l'efficience du système financier et en émettant la monnaie essentielle à la vie économique. Autrement dit, nous nous efforçons chaque jour de gagner votre confiance et celle de tous les Canadiens.

La prochaine fois que vous serez de passage à Ottawa, je vous invite à visiter le Musée de la monnaie (image : Musée de la monnaie), qui abrite la Collection nationale de monnaies. Vous pourrez y admirer de nombreuses pièces numismatiques et vous y apprendrez toutes sortes de choses captivantes sur l'argent. Il s'agit d'une vitrine exceptionnelle… et l'entrée ne coûte pas un sou! Le Musée possède également un superbe site Web, qu'il est facile de trouver à partir du site de la Banque du Canada, en cliquant sur « Musée ». (image : page d'accueil du site du Musée de la monnaie)

Enfin, si vous souhaitez en apprendre davantage sur la monnaie au Canada, je vous recommande chaudement trois livres publiés par la Banque du Canada (image : trois livres) : L'oeuvre artistique dans les billets de banque canadiens, qui explique l'art et la science de la conception des billets de banque, et met en valeur toute la beauté des billets canadiens; Le dollar canadien : une perspective historique, qui relate l'histoire passionnante de notre dollar et décrit la place qu'il occupe dans l'histoire, l'économie et la finance; et enfin le prochain titre de notre série de livres-souvenirs, Si l'argent m'était conté : la Collection nationale de monnaies du Canada, qui paraîtra d'ici quelques semaines et qui illustre la fonction que remplit la monnaie dans la société. Il donne un aperçu de l'extraordinaire sélection de billets de banque, pièces de monnaie, jetons et autres instruments monétaires que recèle la Collection nationale de monnaies. On peut se procurer ces trois ouvrages au Musée de la monnaie ou les commander à partir de notre site Web.

Je vous remercie de votre attention et je me ferai maintenant un plaisir de répondre à vos questions.

  1. 1. G. Stein, « Money », Saturday Evening Post, 22 août 1936.[]
  2. 2. Voir, par exemple, J. Chiu et A. Lai (2007), « La modélisation des systèmes de paiement : survol de la littérature », Revue du système financier, Banque du Canada, juin, p. 63-66.[]
  3. 3. Banque du Canada, Si l'argent m'était conté : la Collection nationale de monnaies du Canada, Ottawa, Banque du Canada, à paraître.[]
  4. 4. On trouvera à l'adresse suivante une chronologie de l'histoire de la monnaie, de la préhistoire au présent, avec un accent sur le Canada : https://www.banqueducanada.ca/museedelamonnaie/fre/learning/history_flash.php.[]
  5. 5. Avant l'arrivée des Européens en Amérique du Nord, les peuples autochtones utilisaient des objets divers en guise de monnaie. Ainsi, sur la côte du Pacifique, les coquilles de dentale en forme de défense d'éléphant étaient enfilées pour former un collier et servaient de monnaie d'échange.[]
  6. 6. Musée de la monnaie de la Banque du Canada (1990), Histoire de la monnaie au Canada, p. 4.[]
  7. 7. J. Powell (2005), Le dollar canadien : une perspective historique, Banque du Canada, p. 4.[]
  8. 8. A. B. McCullough (2004), Money and Exchange in Canada to 1900, Toronto, Dundurn Press, p. 29.[]
  9. 9. La pénurie de pièces n'est pas confinée au Canada; elle sévit également dans les colonies britanniques, en Grande-Bretagne et en France. Dans ce dernier cas, elle est aussi grave qu'au Canada, et la situation économique est encore plus précaire dans la métropole que dans la colonie. McCullough, op. cit., p. 34.[]
  10. 10. J. K. Galbraith, The Age of Uncertainty, Boston, Houghton Mifflin, 1977, p. 180.[]
  11. 11. J. K. Galbraith, op. cit., p. 181.[]
  12. 12. Le premier papier-monnaie a été émis en Chine vers 650.[]
  13. 13. A. Shortt, Documents relatifs à la monnaie, au change et aux finances du Canada sous le régime français, volume I, cité par J. Powell, op. cit., p. 6. Fait intéressant, une monnaie de carte à jouer a été émise et utilisée en France une centaine d'années plus tard, pendant la Révolution.[]
  14. 14. A. Shortt, op. cit., p. 86.[]
  15. 15. [Traduction] A. B. McCullough, op. cit., p. 44-45.[]
  16. 16. J. Powell, op. cit., p. 9.[]
  17. 17. A. Shortt, Documents relatifs à la monnaie, au change et aux finances du Canada sous le régime français, volume I, cité par J. Powell, op. cit., p. 11.[]
  18. 18. J. Powell, op. cit., p. 11.[]
  19. 19. A. B. McCullough, op. cit., p. 112.[]
  20. 20. Voir J. Chant (2004), « La contrefaçon au Canada », Revue de la Banque du Canada, été, p. 46.[]
  21. 21. V. Speer, éd. (1904), « The Million Dollar Counterfeiting », chapitre 30 du livre Memoirs of a Great Detective: Incidents in the Life of John Wilson Murray. Internet : http://gaslight.mtroyal.ca/murray30.htm.[]
  22. 22. J. Powell, op. cit., p. 21.[]
  23. 23. J. Moxley, H. Meubus et M. Brown (2007), « L'épopée canadienne : une odyssée dans l'univers complexe de la production des billets de banque », Revue de la Banque du Canada, automne, p. 49-58.[]
  24. 24. Pour un survol rapide et instructif de l'histoire des régimes de change au Canada, voir J. Powell, op. cit., p. 61-83.[]
  25. 25. Voir notamment C. Arango et V. Taylor (2008-2009), « Les coûts pour les commerçants d'accepter divers moyens de paiement : l'argent comptant est-il le moins coûteux? », Revue de la Banque du Canada, hiver, à paraître.[]
  26. 26. V. Taylor (2006), « Tendances en matière de paiement de détail et résultats d'un sondage mené auprès du public », Revue de la Banque du Canada, printemps, p. 27-40.[]