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L'ordre monétaire international en mutation et la nécessaire évolution du FMI

J'étais de passage à New York hier, où j'ai prononcé un discours devant la New York Association of Business Economics. Mes propos ont porté sur les déséquilibres des comptes courants mondiaux et l'urgence d'agir pour permettre aux mécanismes de marché de les corriger. J'ai surtout traité des mesures que les décideurs devraient prendre pour laisser ces mécanismes opérer. Mais à la fin de mon allocution, j'ai mentionné que le problème des déséquilibres comportait aussi un aspect international important. Le monde actuel a besoin d'une institution apte à promouvoir un ordre monétaire nouveau, c'est-à-dire un système financier international fondé sur le marché et fonctionnant bien. Voilà le sujet dont je compte vous entretenir aujourd'hui.

Il y a quelques semaines, Martin Wolf, chroniqueur au quotidien britannique Financial Times, posait une question intéressante : si le Fonds monétaire international (FMI) n'existait pas, l'inventerions-nous 1? L'auteur y répondait par la négative pour la raison, que je simplifie ici à l'extrême, que la société d'aujourd'hui n'a ni le courage ni la vision qu'il faut pour mettre sur pied des institutions multilatérales puissantes. Bien que je ne crois pas être d'accord avec la conclusion ou l'argumentation de M. Wolf, je dois admettre qu'il soulève là une question fondamentale, du genre de celles que nous devrions justement nous poser.

J'aimerais reprendre ici cette question, en la formulant un peu différemment : si le FMI n'existait pas et que nous entreprenions de le créer en reprenant tout à zéro, quel rôle essentiel au sein de l'économie mondiale lui confierions-nous? Idéalement, qu'est-ce que le FMI devrait faire et ne pas faire?

Certains diront que ces interrogations sont débattues en ce moment même au sein de l'organisme dans le cadre de la revue stratégique interne mise en branle par son directeur général, Rodrigo de Rato, que nous félicitons d'ailleurs pour cette initiative. Le Conseil d'administration du FMI discutera de cette revue interne la semaine prochaine. Bien que celle-ci soit utile et importante, elle me semble toutefois axée essentiellement sur la recherche de moyens d'aider l'organisme à mieux s'acquitter de ses fonctions actuelles. J'aimerais, pour ma part, revenir à la source et examiner ce qu'il faudrait pour que le FMI devienne une institution vraiment adaptée à l'environnement économique mondial du XXIe siècle. Pour que l'organisme évolue en ce sens, ses principaux actionnaires devront faire preuve de leadership et de vision.

En guise d'entrée en matière, je rappellerai comment et pourquoi le FMI a vu le jour, après quoi je ferai un survol de l'évolution que l'ordre économique mondial a connue depuis la naissance de l'institution. Je présenterai ensuite mon point de vue sur le rôle fondamental que cette dernière devrait jouer aujourd'hui sur la scène internationale, puis j'aborderai les changements qui devraient être mis en place pour que le FMI, tel que nous le connaissons maintenant, devienne cette institution « idéale » que j'entrevois. Le reste du temps sera consacré à la tenue d'une discussion, que j'espère vigoureuse, sur les points que j'aurai soulevés.

L'adoption et l'abandon du système de Bretton Woods

Reportons-nous d'abord à la Conférence monétaire et financière des Nations Unies qui s'est tenue il y a 60 ans à Bretton Woods, au New Hampshire, et qui réunissait les délégués de 45 États. Forts de leur ambition, ces représentants sont parvenus à créer deux, et presque trois, institutions d'envergure mondiale. La première était la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, maintenant connue sous le nom de Banque mondiale, dont la mission était d'aider à la reconstruction de l'Europe. En outre, les délégués ont presque réussi à instituer l'Organisation internationale du commerce, qui devait s'attacher à contrer le protectionnisme et à favoriser la libéralisation des échanges internationaux de biens et de services. Cette organisation a finalement été constituée quelques années après sous la forme de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, lequel a plus tard donné naissance à l'Organisation mondiale du commerce. Et, bien sûr, la troisième institution était le Fonds monétaire international.

Le but du FMI était d'instaurer un ordre monétaire international qui allait permettre un renouveau de l'activité commerciale et appuyer les efforts de reconstruction d'après-guerre. L'institution d'alors était tout à fait le produit de son époque, et son rôle et ses responsabilités faisaient écho aux déboires de la Grande Dépression. Le grand échec des années 1930 avait résidé dans les dévaluations compétitives des monnaies nationales auxquelles les pays s'étaient livrés dans un souci de protectionnisme. Les délégués à la conférence de Bretton Woods souhaitaient empêcher de telles pratiques. L'article I des Statuts du FMI stipule que ce dernier doit « promouvoir la coopération monétaire internationale au moyen d'une institution permanente fournissant un mécanisme de consultation et de collaboration en ce qui concerne les problèmes monétaires internationaux ». Les taux de change devaient être fixes, et ajustés uniquement pour corriger un « déséquilibre fondamental ». Les délégués avaient vu juste en considérant la libéralisation des échanges de biens et de services ainsi que l'essor de la spécialisation économique comme des facteurs essentiels à la création de richesses.

La conférence de Bretton Woods s'est déroulée dans un profond climat de coopération, que l'actuel directeur des études du FMI, M. Raghuram Rajan, a qualifié « d'esprit d'internationalisme » dans un récent exposé 2. Les délégués à la conférence avaient saisi que l'intérêt national de leurs pays respectifs était étroitement lié à l'intérêt collectif. Toutes les nations représentées avaient compris qu'elles pourraient devoir à l'occasion renoncer à des mesures rentables sur le plan politique pour s'en tenir plutôt aux « règles du jeu » et ainsi promouvoir le bien commun que peut procurer un ordre monétaire et financier international fonctionnant bien. Ils avaient aussi reconnu le rôle d'arbitre impartial que pourrait jouer le Fonds afin de rappeler à l'ordre les pays qui violeraient les règles en adoptant des politiques susceptibles de limiter la libre circulation des biens et des services.

Les délégués avaient pour souci premier d'encourager les échanges commerciaux, et non de reconstruire ou de développer les marchés de capitaux internationaux. Cela est fort compréhensible si l'on se souvient que, dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements exerçaient un contrôle serré sur les mouvements de capitaux internationaux et que les flux de capitaux privés ne représentaient qu'une infime portion de ce qu'ils sont aujourd'hui. L'existence de tels contrôles témoignait bien de la confiance énorme qu'avaient les délégués dans la capacité de l'État de diriger l'activité économique ainsi que de déterminer et d'influencer les variables économiques, y compris de décider des taux de change convenant aux grandes monnaies. De plus, ces contrôles étaient représentatifs d'une époque où, en dehors des États-Unis, les marchés de capitaux avaient été dégradés par la guerre, ou étaient simplement peu développés. En raison des perturbations engendrées par la guerre, l'allocation des capitaux était dictée bien plus par l'État que par le marché. Les contrôles de ce genre sont demeurés en place quelques années après la fin de la guerre, et plus longtemps en Europe qu'aux États-Unis ou au Canada.

Le système de changes fixes de Bretton Woods ne fonctionnait pas très rondement par ailleurs, et son cadre a donné lieu à plusieurs crises en cours de route. Pendant le quart de siècle où celui-ci a été en vigueur, le Canada a acquis une réputation d'« enfant terrible » au sein du système financier international lorsqu'il a abandonné « temporairement » le régime de Bretton Woods en 1950. L'afflux de capitaux dans notre secteur des ressources naturelles et la progression substantielle des prix des produits de base engendraient alors des pressions à la hausse sur le dollar canadien. À cela s'ajoutaient des mouvements de capitaux spéculatifs à court terme, qui venaient accentuer la pression exercée sur la monnaie. Afin de conserver le régime de changes fixes, les autorités canadiennes ont d'abord choisi d'intervenir sur une grande échelle. Les réserves de change ont augmenté de 40 % en moins de trois mois, et l'offre de monnaie a crû rapidement à un moment où l'économie nationale tournait déjà à pleine capacité. Les autorités canadiennes ont finalement décidé que la meilleure façon de corriger ces déséquilibres naissants consistait à laisser flotter la monnaie. L'autre solution aurait été de permettre une inflation plus élevée 3.

L'une des leçons capitales que les autorités canadiennes ont retenues de ces expériences est que, dans une économie ouverte, un taux de change qui fluctue au gré des forces du marché n'est pas du tout incompatible avec l'objectif d'une libre circulation des biens et des services sur les marchés internationaux. En effet, nous nous sommes aperçus qu'en laissant le marché fixer le prix relatif de la monnaie, nous pouvions nous concentrer sur la conduite d'une politique monétaire qui servait le mieux nos intérêts, plutôt que de devoir nous préoccuper de rétablir l'équilibre de nos comptes courants. L'économie mondiale étant en constante évolution, comment pouvait-on logiquement croire qu'il était possible de déterminer à l'avance le taux de change « approprié »? Et même si l'on y parvenait à certains moments, les conditions économiques ne tardaient pas à se modifier, de sorte que le taux fixé devenait vite inadéquat. Un régime de changes fondé sur le jeu du marché s'est donc révélé très utile pour amortir les chocs et aider l'économie à s'adapter de façon plus efficiente qu'elle n'aurait pu le faire sous un système de changes fixes.

L'évolution de l'économie mondiale et le rôle du FMI

En 1971, le régime de Bretton Woods s'est effondré, et les marchés de capitaux de nombreux pays ont dû être reconstitués et modernisés. De plus, certains grands pays industrialisés étaient parvenus à la conclusion que le modèle conçu à Bretton Woods n'était plus opérant, mais ne savaient trop quoi lui substituer. Au cours de cette décennie et de celle qui a suivi, tandis que les banques centrales de par le monde étaient à la recherche d'un point d'ancrage pour la politique monétaire, beaucoup d'efforts ont été consacrés à la quête d'un cadre nouveau pour le système financier international. À l'aube des années 1990, les décideurs, en particulier ceux de pays membres de l'OCDE, ont commencé à jongler avec l'idée qu'un cadre de politiques laissant libre cours aux forces du marché était le mieux indiqué tant pour les économies nationales qu'à l'échelle du globe. Ce changement radical de perspective — d'une méfiance à l'égard des marchés à une consécration de leur primauté — devait ouvrir la voie à l'essor de la mondialisation économique.

Si une autre conférence de Bretton Woods devait se tenir aujourd'hui, il est évident que le FMI qui sortirait de la réflexion des délégués serait tout autre, et cela parce que les attitudes et les circonstances sont extrêmement différentes de ce qu'elles étaient à la fin de la Deuxième Grande Guerre. Le commerce international représente de nos jours une part beaucoup plus importante du PIB de la plupart des pays. Le transfert de biens, de services et de technologies entre les pays et l'existence de chaînes d'approvisionnement transfrontières ont engendré des gains de croissance et d'efficience énormes. Les marchés financiers sont également devenus beaucoup plus vastes et profonds, ou, comme diraient les économistes, plus complets. Les mouvements de capitaux privés sont maintenant de loin les plus volumineux, faisant paraître minuscules les flux officiels.

Nous avons besoin, aujourd'hui, d'un ordre monétaire international qui fasse plus que faciliter le commerce. Il nous faut un système qui repose sur le principe de marchés libres et ouverts, et ce, non seulement pour les biens et services, mais aussi pour les capitaux. Permettez-moi donc de revenir à ma question initiale : quel rôle fondamental devrait jouer le FMI au sein de l'économie du XXIe siècle? Je répondrai à cela que l'organisme doit chercher à promouvoir le bon fonctionnement d'un système financier international fondé sur le jeu du marché. Un système qui « fonctionne bien » est un système à la fois efficient et stable, qui aide les marchés à faire leur travail, soit canaliser l'épargne vers les investissements par la détermination du prix des capitaux et faciliter les ajustements économiques au moyen des mouvements des prix relatifs.

Soixante ans après la fameuse conférence de Bretton Woods, les décideurs publics sont appelés à s'entendre une nouvelle fois sur l'objectif fondamental que doit poursuivre le FMI. Il est indispensable que nous convenions que le rôle de l'institution est de promouvoir le bon fonctionnement d'un système financier international fondé sur le jeu du marché. Il est indispensable que nous convenions également que le FMI est l'instance sous la direction de laquelle nous, les divers actionnaires, devons élaborer ensemble un cadre — des règles du jeu — apte à soutenir le système financier international. Et il faut que nous reconnaissions que le FMI doit être un arbitre indépendant et impartial, prêt à rappeler à l'ordre les pays qui enfreignent les règles par des politiques qui nuisent aux échanges commerciaux ou qui restreignent inutilement les flux de capitaux.

Mais que cela signifie-t-il concrètement? Avant d'examiner cette question en détail, quelques éclaircissements s'imposent. Nous vivons dans un monde où toutes les économies industrialisées prétendent adhérer au modèle d'un système financier international laissant libre cours aux forces du marché. Mais l'économie mondiale actuelle n'est pas composée que de pays industrialisés. Certains pays à marché émergent ont une importance systémique. Ces pays, notamment la Chine, ont un poids suffisant pour influencer l'économie mondiale tout entière. Par conséquent, au moment de concevoir le cadre approprié au système financier international — d'établir les règles du jeu —, il nous faudra veiller à ce que tous les acteurs soient présents à la table. Nous devons aussi admettre que certains pays à marché émergent sont, comme leur appellation l'indique, des pays dont le marché ne fait encore qu'émerger. Donc, bien que le principe d'un système financier international fondé sur le marché doive être reconnu de tous, il nous faut garder à l'esprit que certaines économies sont en transition et faire en sorte que les règles du jeu tiennent compte de cette réalité d'ici à ce que leurs marchés soient pleinement développés. L'abolition des mesures de contrôle des capitaux, par exemple, doit se faire selon un ordonnancement adapté à la situation de chaque pays.

Quel serait le rôle du FMI idéal?

Donc, si nous devions aujourd'hui créer le FMI à partir de zéro, nous voudrions que cet organisme ait pour objectif ultime le bon fonctionnement d'un système financier international fondé sur le marché. Mais quelles mesures concrètes prendrions-nous alors? Quelles tâches, dans les faits, exécuterait le FMI idéal? Comment fonctionnerait-il et en quoi différerait-il de l'institution actuelle? À cet égard, j'aborderai quatre sujets dignes d'attention : la surveillance, le crédit, la représentation et la gouvernance.

Voyons, pour commencer, le soutien que la fonction de surveillance peut apporter à un système financier international fondé sur le marché. Plusieurs points méritent d'être examinés ici.

Il est absolument nécessaire que la fonction de surveillance tienne compte de l'interdépendance grandissante qui caractérise l'économie mondiale, afin que la stabilité du système financier international soit maintenue. À une époque où les erreurs de politiques commises dans un pays peuvent déclencher une crise financière à l'autre bout de la planète, il est essentiel que nous comprenions mieux les liens qui existent entre les pays. Le FMI devrait donc mettre à profit sa fonction de surveillance, aussi bien à l'échelle nationale qu'internationale, pour discerner les effets externes des politiques de même que leurs retombées possibles. Une telle approche aiderait énormément les décideurs publics à comprendre les conséquences de leurs actions. Je suis heureux de constater que des progrès ont été accomplis dans ce domaine. Des employés du FMI travaillent d'ailleurs à l'élaboration d'un modèle de l'économie mondiale destiné à modéliser les effets d'entraînement qui sont à l'oeuvre à l'échelle du globe. Ces travaux sont d'une importance capitale, car ils permettent aux autorités de bénéficier d'un point de vue plus large et multilatéral sur leurs propres politiques. Les décideurs publics peuvent voir ainsi quelles répercussions leurs actions ont sur l'économie mondiale, et comment ces répercussions finiront par se faire sentir dans leurs propres pays. C'est là un bon point de départ. Mais il est essentiel que l'accent soit mis davantage sur ce genre de travaux à l'avenir, afin que nous puissions mieux cerner les effets d'entraînement.

J'ai dit tout à l'heure que le FMI devrait être l'instance sous la direction de laquelle les parties intéressées se rencontrent pour élaborer ensemble les règles du jeu appropriées. J'ai aussi précisé que l'organisme devrait être un arbitre impartial et indépendant, prêt à rappeler à l'ordre les joueurs qui transgressent les règles. Autrement dit, le FMI devrait assumer un rôle de secrétariat général et un rôle d'arbitre. Les activités de surveillance de l'institution peuvent, et doivent, mieux appuyer ces deux rôles.

Permettez-moi de commencer par ce qu'il est convenu d'appeler le rôle d'arbitre, un domaine où le FMI a régulièrement failli à la tâche. Trop souvent, les responsables de la surveillance ont préféré passer sous silence l'« âpre vérité » 4 qui, de l'avis de Keynes — l'un des principaux artisans des Accords de Bretton Woods — devait être dite. Au lieu de rendre les décisions difficiles qui s'imposaient lorsque les règles n'étaient pas respectées, le FMI, depuis sa chaise d'arbitre, s'est contenté de demander aux joueurs s'ils pensaient que le coup qu'ils avaient frappé était hors jeu ou pas. Il faut que cela change. L'institution doit être capable de décider en toute impartialité si les pays se conforment ou non aux règles fondées sur le marché. Les décideurs présents à la table pourraient alors plus facilement s'entendre sur les mesures à prendre, et le marché serait pour sa part mieux à même d'imposer une discipline aux contrevenants.

Comme tout bon arbitre, le FMI devrait traiter sur un pied d'égalité tous les acteurs de l'économie mondiale. On a beaucoup parlé de la façon dont la Chine et d'autres pays continuent d'évoluer sous un régime de changes fixes. J'ai déjà affirmé qu'un assouplissement des changes servirait mieux les intérêts de la Chine, de sa population et de l'économie mondiale, mais que les autorités de ce pays doivent être libres de choisir le régime de changes qui leur convient. Par contre, elles doivent s'abstenir de contrecarrer les forces du marché, c'est-à-dire faire obstacle à l'ajustement des taux de change réels en stérilisant leurs interventions sur les marchés des changes. Par « stérilisation », j'entends la neutralisation des conséquences de ces interventions sur la masse monétaire intérieure. Le mois dernier, Tim Adams, sous-secrétaire au Trésor américain, a demandé au FMI de faire davantage porter ses activités de surveillance sur les taux de change 5. Je souscris entièrement à l'idée selon laquelle le FMI doit accorder une importance accrue aux interdépendances du système, dont les taux de change font assurément partie.

On trouve toutefois des exemples d'économies industrialisées qui ont choisi de transgresser les règles du jeu. Comme je l'ai mentionné hier à New York en parlant des déséquilibres mondiaux, nous voyons maintenant des pays industrialisés appliquer des politiques incompatibles avec le libre jeu du marché, par exemple, les politiques restrictives en matière d'emploi en Europe. Des politiques budgétaires insoutenables ont aussi été adoptées ici même, aux États-Unis. Au Canada, nous imposons toujours des restrictions à la propriété étrangère des entreprises dans certains secteurs. Et récemment, nous avons vu les législateurs américains et européens proposer de nouvelles restrictions sur les investissements étrangers. Là encore, le FMI, en tant qu'arbitre, ne devrait pas hésiter à rendre une décision difficile lorsqu'il constate qu'un pays contrevient aux règles, que ce soit en entravant le commerce ou les flux de capitaux ou en menant d'autres politiques qui créent des distorsions sur les marchés financiers. Comme je l'ai dit, des rappels à l'ordre fermes et sérieux à l'endroit de ces pays inciteraient les membres du FMI à plaider en faveur d'une réforme des politiques. De plus, ces rappels pourraient très certainement encourager le marché à exercer lui-même des pressions en ce sens, ce qui optimiserait les chances que des politiques susceptibles d'améliorer le niveau de bien-être, et fondées sur le marché, soient adoptées.

Dans un monde où la stabilité peut facilement être menacée par les flux de capitaux, nous aurions intérêt, comme l'a récemment souligné le gouverneur de la Banque d'Angleterre, M. Mervyn King, à mieux interpréter les bilans nationaux 6. Les activités de surveillance doivent permettre de répondre à des questions telles que les suivantes : Quelle est la position extérieure nette créditrice d'un pays? Comment cette position est-elle financée? Quelles sont les asymétries de monnaies et d'échéances? L'objectif, ici, est d'amener le FMI à mieux intégrer sa fonction de surveillance financière aux examens qu'il mène à l'égard des divers pays, de façon à cerner plus tôt les risques potentiels. L'institution serait également mieux à même de s'acquitter de son rôle de secrétariat général, les autorités nationales pourraient s'attaquer plus rapidement aux problèmes, et les marchés de capitaux disposeraient d'informations plus étoffées pour évaluer adéquatement les risques.

Plus tôt, j'ai parlé de la nécessité que les marchés de capitaux des pays émergents prennent leur plein essor. On souhaite évidemment que tous en viennent à développer les marchés de capitaux et l'infrastructure qui leur permettraient d'avoir accès aux investissements privés mondiaux. Mais d'ici là, il ne faut pas oublier que ces marchés sont loin de fonctionner parfaitement et qu'ils sont sujets à des surréactions ou à des renversements brusques des flux de capitaux. Par conséquent, le FMI peut contribuer au développement des marchés financiers par l'intermédiaire de ses activités de surveillance, en fournissant des conseils et une assistance technique ainsi qu'en proposant des services de prêt structurés de façon adéquate. Je reviendrai sur cette question dans une minute.

J'aimerais souligner un autre point concernant la surveillance. Nous savons tous que les marchés fonctionnent moins efficacement, voire très mal, en l'absence d'un cadre de politiques approprié. Des asymétries d'information ou un manque de transparence peuvent causer des défaillances sur les marchés. De toute évidence, le FMI peut aider les marchés à atteindre une efficience optimale. Le personnel de l'organisme a acquis un solide savoir-faire dans ce domaine, pendant toutes les années où il s'est chargé de fonctions de surveillance, et cette expertise devrait être exploitée au maximum. Ce n'est pas le cas actuellement. Le FMI pourrait être un fournisseur clé du bien public important que sont des données fiables et des opinions sur la tenue des économies nationales. De plus, comme je l'ai dit, l'institution a un rôle très important à jouer sur le plan de l'analyse des effets d'entraînement et des interdépendances. Il a fait un bon pas en ce sens, par l'intermédiaire de son programme d'évaluation du secteur financier et de ses rapports sur l'observation des normes et codes. Mais il doit faire plus. Sa contribution doit réellement venir compléter ce que les marchés offrent déjà, et non y faire double emploi.

Voilà pour la question de la surveillance. Passons maintenant au deuxième point, soit celui du crédit. Constatant que les pays jouissent d'un accès sans précédent aux capitaux internationaux et que ceux qui ont emprunté au FMI font tout ce qu'ils peuvent pour le rembourser le plus tôt possible, certains ont prétendu qu'un FMI idéal ne devrait jamais accorder le moindre prêt. Le but premier de l'institution, j'en conviens, n'est pas de prêter de l'argent. L'aide à long terme au développement, en particulier, déborde de toute évidence son mandat. D'ici à ce que tous les pays soient capables de se doter de marchés de capitaux, c'est la Banque mondiale qui devrait jouer ce rôle. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement a fait de même récemment, en aidant de nombreux pays d'Europe de l'Est à devenir des économies de marché.

Cependant, comme je l'ai mentionné plus tôt, plusieurs marchés émergents ne disposent pas d'un système financier robuste. Le FMI pourrait donc encore concourir au maintien de la stabilité en fournissant des liquidités temporaires dans les situations extrêmes. Ce crédit, très limité, ne serait toutefois consenti que dans les cas où il est démontré que l'emprunteur est en situation d'illiquidité, et non d'insolvabilité. Qui plus est, des règles claires devraient définir dans quels cas les liquidités seraient accessibles, et des limites de crédit précises, et connues à l'avance de tous les participants, devraient être appliquées 7.

Pour ce qui est du crédit « d'urgence », il serait nettement préférable que le FMI s'attache à aider les pays à éviter au départ les problèmes, plutôt que de leur accorder des prêts destinés à résoudre des difficultés de balance des paiements. L'institution favoriserait le mieux l'instauration d'un système financier international fondé sur le marché en travaillant avec ses membres à l'établissement de mécanismes qui contribueraient à régler les problèmes avant qu'ils ne dégénèrent en crise. Elle a fait un pas dans la bonne direction en insistant sur l'importance des clauses d'action collective et en encourageant les parties à observer des principes de base lors de la restructuration d'une dette 8.

En restreignant son rôle de prêteur, le FMI pourrait contribuer beaucoup plus efficacement à la mise en place d'un système financier fondé sur le jeu du marché. Trop souvent, ces dernières années, les prêts qu'il a accordés ont empêché les ajustements que dictaient justement les forces du marché. J'aimerais souligner trois points importants à cet égard. Premièrement, l'absence de règles indiquant clairement à quel moment le FMI prêterait — et à combien s'élèveraient les sommes accordées — cause de l'incertitude et ralentit inutilement le processus, de sorte qu'il est plus difficile de résoudre les crises de façon rapide et efficiente. Deuxièmement, il n'y a rien de mal en soi à ce que le FMI procure du financement qui, s'il était consenti dans le secteur privé, serait appelé « financement du débiteur-exploitant ». Dans de tels cas, le FMI peut s'attendre à être traité comme un « créancier privilégié » et à recevoir en priorité les paiements ultérieurs au titre du service de la dette. Par contre, tout comme dans le secteur privé, une telle situation ne devrait se produire que si l'intervention préserve ou augmente la valeur des créances en cours. Ce qui m'amène au troisième point. Trop souvent dans le passé, une assistance était offerte aux pays qui étaient censés n'éprouver que des difficultés temporaires de liquidité, mais qui se sont finalement avérés insolvables. Les prêts du FMI, en pareils cas, n'ont fait qu'alourdir un fardeau déjà insoutenable, entraînant des coûts additionnels tant pour les débiteurs que les créanciers. Comme je l'ai déjà dit, les économies émergentes peuvent, de temps à autre, devoir faire face à des problèmes qu'une aide financière accordée en temps opportun par le FMI contribuerait à soulager. Mais cette aide doit être clairement circonscrite et limitée si l'on veut qu'elle fasse plus de bien que de tort. Tout cela revient à dire qu'un examen fondamental des activités de prêt du FMI est nécessaire. Le crédit ne devrait pas être au centre du mandat de l'institution, mais jouer essentiellement un rôle de soutien.

Discutons maintenant de la représentation. Pour promouvoir avec succès le bon fonctionnement d'un système financier international fondé sur le jeu du marché, le FMI doit constituer un forum où les enjeux économiques mondiaux sont discutés et où des solutions sont trouvées de façon efficace 9. Il doit être le lieu où les autorités nationales se réunissent pour échanger avec franchise sur des questions de politique d'intérêt commun. Il faut ranimer l'esprit d'internationalisme qui animait les délégués à la conférence de Bretton Woods il y a 60 ans, de même que les pays membres de l'OCDE, dans les années 1960 et 1970, lorsque l'organisation a participé à l'instauration d'un ordre économique libéral et d'un cadre propice à un commerce plus libre. Il est difficile, cependant, de susciter un sentiment de confiance mutuelle et de responsabilité partagée si des joueurs clés estiment qu'ils n'ont pas voix au chapitre. À cet égard, il ne fait aucun doute que le FMI doit permettre à la Chine et à certains autres pays à marché émergent de se faire davantage entendre, à mesure que leur importance systémique s'accroît.

Toutefois, comme le faisait observer récemment mon collègue de la Banque du Canada, le sous-gouverneur Tiff Macklem, « l'importance de la voix accordée à un pays va de pair avec la responsabilité qui lui est dévolue » 10. Adhérer au FMI implique que l'on endosse les objectifs de l'institution. Les membres doivent avoir une compréhension commune du fonctionnement du système financier international et du rôle de l'organisme à l'appui de ce système. Il me paraît donc inopportun que des pays réclament, et reçoivent, une quote-part et un droit de vote accrus au FMI s'ils ne croient pas en un système financier international laissant libre cours aux forces du marché et ne soutiennent pas activement un tel système. Il faut indubitablement augmenter les quotes-parts et les droits de vote des pays asiatiques au FMI pour rendre l'institution plus légitime à leurs yeux. Mais cette démarche ne doit être entreprise que si elle suscitera chez tous les pays une volonté plus ferme de respecter les règles du jeu qui auront été fixées.

Après la surveillance, le crédit et la représentation, voyons, pour terminer, la question de la gouvernance. Une bonne gouvernance commence avec des objectifs clairs. Ainsi, une fois qu'il aura établi ses objectifs fondamentaux, l'organisme devra améliorer sa structure de gouvernance.

Le FMI doit délimiter distinctement les responsabilités en son sein, et faire preuve de transparence à l'égard des raisons motivant ses décisions. En d'autres termes, il doit disposer d'une structure de gouvernance qui l'aide à atteindre ses buts et qui responsabilise ses décideurs. À l'heure actuelle, les responsabilités en matière de prise de décisions sont partagées entre le Conseil des gouverneurs, le Conseil d'administration, le directeur général et le personnel. Dans la pratique, toutefois, leur répartition n'est pas toujours nettement définie. La reddition de comptes est dispersée et la prise de décisions manque de transparence. Le FMI gagnerait en efficacité si son Conseil d'administration canalisait son attention sur l'orientation stratégique et veillait à la formulation de politiques judicieuses de même qu'à l'atteinte des objectifs, et consacrait moins de temps aux affaires courantes. Le directeur général serait responsable des fonctions de secrétariat et de surveillance ainsi que de la mise en oeuvre des politiques. Un tel cadre permettrait d'établir clairement que les responsabilités en matière de formulation des politiques appartiennent au Conseil d'administration, et que l'application des politiques relève du directeur général. À cette fin, Mervyn King a suggéré récemment de créer un conseil formé d'administrateurs externes qui se réuniraient périodiquement, plutôt qu'en quasi-permanence, et qui se concentreraient sur l'orientation stratégique et la supervision générale du FMI 6. Voilà une suggestion qui mérite que l'on s'y attarde. Nous devons aussi voir comment nous pourrions améliorer le rôle essentiel que joue le CMFI, le Comité monétaire et financier international, à l'intérieur de l'institution. En outre, il faudrait réfléchir à la possibilité de former divers comités de travail qui traiteraient d'enjeux particuliers au fur et à mesure qu'ils se présenteraient.

Conclusion

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de conclure. Dans mon discours, j'ai fait valoir que le FMI a un rôle à jouer dans l'économie mondiale d'aujourd'hui. Nous avons besoin d'une institution qui favorise un système financier international stable, efficient et fondé sur le marché. Ce FMI idéal mènerait des actions mieux ciblées, sa fonction de surveillance aurait une dimension plus internationale, et son rôle de prêteur, fortement réduit, serait assujetti à des règles claires. Il serait aussi plus représentatif que l'organisme actuel et doté d'une structure de gouvernance entièrement remaniée.

Les recommandations que je vous ai énumérées aujourd'hui peuvent sembler radicales. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser rebuter par l'ampleur de la tâche. Les progrès ne seront sans doute que graduels, mais ils sont néanmoins nécessaires. La première étape, et la plus importante, consiste à amener tous les acteurs de l'économie mondiale à s'entendre sur l'objectif fondamental du FMI. J'espère vivement que lorsqu'ils se rencontreront à Washington le mois prochain pour leurs réunions du printemps, les membres de l'organisme auront une discussion franche sur ces questions primordiales.

Pour terminer, j'aimerais revenir à la chronique de Martin Wolf parue dans le Financial Times. M. Wolf croit que le monde doit se doter d'un FMI ferme et indépendant, mais estime en même temps que cet objectif est inatteignable. Il nous appartient de lui prouver qu'il se trompe, et de montrer que nous avons le courage et la vision nécessaires pour créer cette institution indispensable.

  1. 1. M. Wolf. « The World Needs a Tough and Independent Monetary Fund », Financial Times (22 février 2006).[]
  2. 2. R. Rajan. « The Ebbing Spirit of Internationalism and the International Monetary Fund », The 2006 Krasnoff Lecture, Stern School, Université de New York (New York, le 8 mars 2006).[]
  3. 3. Après être revenu à une parité fixe en 1962, le Canada a décidé de laisser flotter à nouveau le cours du dollar en 1970. Pour un examen plus poussé de la période de Bretton Woods, voir J. Powell, Le dollar canadien : une perspective historique (Banque du Canada, Ottawa, 2005).[]
  4. 4. L'expression de Keynes (« ruthless truth-telling » en anglais) est citée par M. King dans « Reform of the International Monetary Fund », discours prononcé devant le Indian Council for Research on International Economic Relations, à New Delhi (Inde), le 20 février 2006.[]
  5. 5. T. Adams. « Working with the IMF to Strengthen Exchange Rate Surveillance », discours prononcé devant l'American Enterprise Institute, à Washington, le 2 février 2006.[]
  6. 6. M. King, op. cit.[]
  7. 7. Voir A. Haldane et M. Kruger. « La résolution des crises financières internationales : capitaux privés et fonds publics », document de travail no 2001-20 de la Banque du Canada, publié conjointement avec la Banque d'Angleterre.[]
  8. 8. Voir Principles for Stable Capital Flows and Fair Debt Restructuring in Emerging Markets (Institut de finances internationales, Washington, 2005).[]
  9. 9. D. Dodge. « Réflexions sur l'ordre économique et monétaire international », discours prononcé à la Conférence de Montréal, à Montréal (Québec), le 30 mai 2005.[]
  10. 10. T. Macklem. « Le renouvellement du FMI : enseignements tirés de la modernisation des banques centrales », allocution prononcée devant le Global Interdependence Center, à Philadelphie (Pennsylvanie), le 9 mars 2006.[]