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Privilégier la souplesse ou la crédibilité en régime de cibles d'inflation

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C'est un honneur pour moi de participer à cette séance en compagnie de Martin Feldstein et Stanley Fischer. Tout comme les banquiers centraux privilégient une approche prospective dans la conduite de la politique monétaire, il est parfaitement approprié que la Banque des Règlements Internationaux (BRI) organise une séance où les participants sont appelés à voir, au-delà de la stabilité des prix, les défis qu'il faudra relever. Compte tenu de ceux auxquels nous sommes confrontés en ce moment, il est compréhensible que certaines banques centrales recherchent une plus grande souplesse dans la mise en oeuvre de la politique monétaire. Toutefois, la valeur associée à cette flexibilité accrue repose sur la mesure dans laquelle celle-ci risque de miner la crédibilité de la politique. J'ai l'intention aujourd'hui de faire porter l'essentiel de mes observations sur deux thèmes : la souplesse et la crédibilité.

Je tiens à préciser d'entrée de jeu que les propos qui suivent doivent être envisagés dans l'optique d'une discussion d'idées dignes d'intérêt et non de l'incidence qu'ils pourraient avoir sur la façon dont la politique monétaire est menée présentement au Canada. L'entente actuelle concernant la cible de maîtrise de l'inflation que la Banque a conclue avec le gouvernement du Canada demeurera en vigueur jusqu'à la fin de 2011. Tout changement à l'entente, qui pourrait être souhaité par les deux parties, ne prendrait effet qu'après cette échéance.

Arguments en faveur d'une flexibilité accrue

Il existe deux catégories générales d'arguments favorables à une plus grande flexibilité dans la conception et la mise en oeuvre des cadres de politique monétaire. La BRI a réalisé de nombreux travaux utiles sur la poursuite d'une cible axée sur le prix des actifs, en particulier, et sur l'interaction complexe entre la politique monétaire et la stabilité financière, en général. Mon compatriote Bill White a fourni une assise à la discussion sur la souplesse en matière de cibles d'inflation dans son document de travail intitulé Is Price Stability Enough?, dans lequel il soutient que les décideurs publics devraient faire preuve de flexibilité face aux chocs qui engendrent des déséquilibres financiers persistants. Il affirme notamment qu'ils devraient étendre l'horizon temporel auquel l'objectif d'inflation doit être atteint et resserrer la politique monétaire de façon préventive lorsqu'ils sont confrontés à de tels chocs. Cette mesure aurait comme conséquence pratique de dévier délibérément de la cible d'inflation, de manière temporaire, afin d'éviter les contractions déflationnistes dans l'avenir, dont les coûts sont plus élevés.

D'autres personnes avancent que la mondialisation cause des impératifs similaires. Ainsi, depuis une dizaine d'années, on enregistre une désinflation soutenue (par rapport à la cible) des prix des biens attribuable aux gains d'efficience résultant de la création de chaînes d'approvisionnement à l'échelle du globe et de la délocalisation d'une partie de la production vers les marchés émergents. Certains font valoir que ces mêmes marchés émergents provoquent une inflation persistante des cours des matières premières 1. Enfin, l'actuel ordre monétaire international – en vertu duquel un important bloc dollarisé coexiste avec les monnaies flottantes – pourrait produire des chocs supplémentaires, y compris de bas taux d'intérêt à long terme et un ajustement inégalement réparti du taux de change. L'un ou l'autre de ces éléments devrait-il être pris en compte dans l'élaboration des cadres de mise en oeuvre de la politique monétaire ou dans le choix des paramètres de celle-ci?

Flexibilité et ajustement

Les arguments en faveur de la souplesse des cadres de mise en oeuvre de la politique monétaire peuvent être étudiés dans le contexte du principe plus général selon lequel la flexibilité des politiques publiques aide à réduire les coûts d'ajustement. En théorie, le bien-être social est moindre quand des contraintes pèsent sur la capacité des décideurs d'optimiser les ajustements économiques. Les cadres de politique devraient être suffisamment souples pour permettre aux processus d'ajustement naturels au sein de l'économie de déterminer la vitesse d'ajustement aux chocs. Au cours des dix dernières années, au Canada, nous avons pu constater que les politiques favorisant la flexibilité des marchés du travail et des biens ont eu pour effet de réduire les coûts d'ajustement. En revanche, les contraintes imposées par les politiques sur les prix du marché – comme les taux de change fixes ou les subventions accordées pour faire reculer les cours de l'énergie – font grimper le coût des ajustements aux chocs économiques. Si un choc est considérable et a des effets généralisés, de telles rigidités se traduisent par des coûts pour d'autres pays, car ces prix plus flexibles doivent s'ajuster d'une façon inutilement importante ou rapide.

Face à des chocs majeurs qui risquent de persister, la conception et le paramétrage des cadres de mise en oeuvre de la politique monétaire dépendent en partie de l'arbitrage entre souplesse et crédibilité, lequel est à son tour fonction de la mesure dans laquelle des règles (inflexibles) augmentent la crédibilité, et de notre aptitude à porter, de manière crédible, les jugements nécessaires pour faire preuve de souplesse.

Le principe de flexibilité en matière de politique est déjà incorporé à nos modèles macroéconomiques. Lorsque nous calculons la réaction de la politique monétaire aux chocs dans ces modèles, nous tenons compte du fait que, de façon optimale, celle-ci doit permettre à l'inflation de revenir à la cible visée à des rythmes variables, selon le type et les caractéristiques des chocs subis par l'économie. Cela suppose différentes amplitudes pour le cycle d'inflation et différents horizons temporels auxquels l'inflation doit retourner à la cible.

Par contre, les paramètres des régimes de cibles d'inflation que nous connaissons aujourd'hui ne varient généralement pas en fonction du type de choc subi par l'économie. Par exemple, la valeur numérique de la cible elle-même est fixe, quels que soient les chocs, même s'il peut parfois s'avérer bénéfique de modifier temporairement cette cible pour aller à contre-courant de la tendance du marché. Cela peut aussi vouloir dire d'établir la cible opérationnelle – l'inflation fondamentale – en fonction des chocs qui frappent l'économie. En outre, la marge de fluctuation de la cible ou l'intervalle de confiance autour de celle-ci est maintenue constante, bien qu'il soit quelquefois préférable de moins se préoccuper de la volatilité de l'inflation dans une période où les chocs sont très volatils, mais transitoires. Enfin, l'horizon temporel auquel l'inflation doit retourner à la cible est normalement gardé constant. Par conséquent, il se peut qu'il soit trop court pour prendre entièrement en compte les perturbations à long terme associées, par exemple, à l'aggravation des déséquilibres des prix des actifs.

Les paramètres actuels ne sont pas arbitraires. Au Canada, la cible de 2 % établie pour l'indice des prix à la consommation global reflète les biais de mesure inhérents à l'IPC, les risques associés à la borne du zéro et les préoccupations concernant la rigidité à la baisse des salaires nominaux. La fourchette de un point de pourcentage de part et d'autre du taux visé prend en considération la variance non conditionnelle du processus d'inflation 2. Enfin, l'horizon de 18 à 24 mois tient compte de la réaction retardée aux mesures de politique monétaire 3.

Cette inflexibilité a une valeur appréciable. Elle permet de clarifier les objectifs et contraint les banquiers centraux à répondre de leurs décisions. Lorsque la politique monétaire manque de crédibilité, il peut se révéler avantageux que le cadre de mise en oeuvre comporte des éléments inflexibles simples, car ceux-ci témoignent de l'importance qu'attachent les décideurs à cette politique. La réalisation de la cible d'inflation accroît la crédibilité de la banque centrale et crée un cercle vertueux selon lequel une crédibilité accrue en matière de politique ancre davantage les attentes d'inflation, ce qui contribue à une plus grande stabilité de l'environnement macroéconomique, laquelle améliore à son tour la crédibilité de la politique. Nous devons prendre garde de ne pas sous-estimer la valeur de l'heuristique simple qui en résulte ni de minimiser les risques que l'on court en la compliquant.

Quand doit-on alors faire preuve de souplesse?

Une fois la crédibilité acquise et les rouages du cadre de politique mieux compris, pourrait-on conserver cette crédibilité si les paramètres étaient ajustés en fonction des caractéristiques des chocs qui frappent l'économie à un moment donné? Un régime flexible de cibles d'inflation réagit bien lorsque se produisent des chocs temporaires ou ponctuels. La question qu'il convient de se poser est de savoir s'il peut s'adapter pour faire face aux chocs exceptionnels mais prolongés (comme un boom des actifs ou des changements durables engendrés par la mondialisation). Qu'est-ce qui constitue un choc « exceptionnel »? Peut-on s'attendre à ce que les autorités, bénéficiant de la flexibilité voulue, soient suffisamment disciplinées pour s'abstenir de considérer que tous les chocs sont exceptionnellement virulents? Tout le monde estime vivre à une époque intéressante.

Les déséquilibres financiers sont certes intéressants, mais il n'est pas dit que c'est aux autorités monétaires qu'il revient de servir de première ligne de défense. Les récents événements touchant divers pays montrent bien les lacunes du système actuel, où le degré de stabilité financière est un produit dérivé, plutôt qu'un objectif, de la politique de réglementation. À titre de gardiennes de la stabilité macroéconomique, les banques centrales se demandent naturellement si elles devraient jouer un rôle. Il ne s'ensuit pas nécessairement que ce rôle englobe la conduite de la politique monétaire. Les banques centrales ont peut-être bien la capacité de prévoir l'instabilité macrofinancière, mais reste à savoir si elles disposent des outils appropriés pour la prévenir. Je privilégie tout particulièrement l'idée que les décideurs devraient envisager de mettre au point une réglementation macroprudentielle afin de restreindre la création procyclique de liquidités parmi les institutions financières. La structure et la portée d'une telle réglementation sont encore à déterminer, et dans de nombreux pays, dont le Canada, s'ajoute le problème de décider où cet organisme de réglementation serait implanté et comment son action serait coordonnée avec celle des autres autorités réglementaires 4.

Si le cadre réglementaire est bien conçu, pourrait-il être étayé par la politique monétaire? Le professeur Issing fournit une réponse. D'après lui, le pilier monétaire de la Banque centrale européenne peut servir à signaler qu'il y a lieu de faire preuve de souplesse – peut-être en ce qui a trait à l'horizon de la politique monétaire – s'il y a offre excessive de crédit. Michael Woodford estime également que la monnaie et le crédit peuvent remplir un rôle utile, mais déconseille de les intégrer à la fonction de réaction de la politique monétaire 5.

Les situations auxquelles donne lieu le processus de mondialisation font-elles ressortir la nécessité d'une flexibilité accrue en matière de politique? Il se pose à cet égard quelques difficultés d'ordre pratique, comme les implications conflictuelles que peut avoir la mondialisation pour l'inflation des prix à la consommation. Par exemple, son incidence sur les prix des biens manufacturés milite pour une cible plus basse, et celle sur les prix des matières premières, pour une cible plus élevée 6. En outre, ces forces conflictuelles constituent essentiellement des effets de niveaux de prix, quoiqu'ils soient susceptibles de durer un certain temps. De même, l'actuel ordre monétaire international plaide en faveur à la fois d'un resserrement de la politique monétaire, en raison des taux d'intérêt à long terme « artificiellement bas », et d'un assouplissement de cette politique dans les pays qui ont connu une appréciation excessive de leur taux de change. Une autre complication tient au fait que le processus de mondialisation n'est ni monotone ni inexorable. Ses effets fluctuent au fil du temps, ce qui soulève la question de savoir à quelle fréquence les paramètres de la politique pourraient être ajustés face à ces tendances changeantes. Dans notre quête de flexibilité, comment empêcher que tout cela ait l'air singulièrement arbitraire?

Ces difficultés ne sont pas négligeables, et il faut donc se montrer particulièrement prudent. L'avantage d'une souplesse accrue ne vaut peut-être pas le risque de perdre de la crédibilité, surtout si l'on ne fait qu'ajouter à la confusion quant à la conduite de la politique. D'où l'importance primordiale de la communication, que souligne avec raison Alan Blinder 7.

Le contexte actuel met en relief bon nombre des atouts que présente un régime flexible de cibles d'inflation. Le choc des prix des matières premières a poussé l'inflation au-dessus de la cible visée dans bien des pays. Du moment que les attentes sont bien ancrées, la politique appropriée et la communication efficace, les gens feront abstraction de ce pic, sachant que l'inflation reviendra à la cible, dont ils ont bien compris le rôle. Évidemment, le régime doit permettre une certaine souplesse de la cible à court terme, mais s'il est bien pensé, il admet des déviations temporaires par rapport à celle-ci en cas de chocs. Si le régime conserve sa crédibilité, cette souplesse peut et devrait être mise à profit.

Les cibles de niveau des prix

J'aborderai un dernier point. Les régimes de cibles d'inflation comportent un élément de flexibilité qui pourrait en réduire la crédibilité : ils ont tous recours à une mesure de l'inflation annuelle qui permet aux autorités monétaires de passer outre aux ajustements du niveau des prix qu'elles considèrent comme des événements ponctuels. Le passé est le passé. Il n'y a pas de problème lorsqu'on a affaire à de petits chocs symétriques, car le niveau des prix fluctuera autour du niveau correspondant à la cible d'inflation. C'est d'ailleurs ce que nous avons observé au Canada au cours des quinze années où nous avons poursuivi des cibles d'inflation. Les chocs se sont avérés aléatoires et, en définitive, le niveau des prix se situe presque exactement là où on se serait attendu qu'il s'établisse depuis que nous avons adopté une cible de 2 %. Cependant, si les chocs étaient importants et asymétriques et que la politique monétaire ne réagissait pas, le niveau des prix s'éloignerait de la trajectoire prévue. Une telle erreur persistante minerait la crédibilité avec le temps.

Il convient de se demander si une cible fondée sur le niveau des prix permettrait d'accroître la crédibilité de la politique monétaire face à un choc considérable et persistant. Dans le cas où elle est anticipée, on pourrait s'accommoder d'une dérive temporaire du niveau des prix en prolongeant l'horizon, la crédibilité étant préservée du fait que cette dérive ferait l'objet d'une surveillance et finirait par être renversée. Si la dérive est inattendue, l'engagement à la corriger, qui est au coeur du régime de cibles de niveau des prix, contribuerait à en sauvegarder la crédibilité. La Banque du Canada mène actuellement des recherches afin de déterminer les gains qu'offrirait une prise en compte accrue du niveau passé des prix dans le régime de cibles d'inflation.

Conclusion

Permettez-moi de conclure. Les contraintes du cadre de la politique monétaire ont certes pu l'aider à gagner en crédibilité lorsqu'il a d'abord été mis en place, mais maintenant qu'il est mieux compris, il est temps de nous demander si nous pouvons faire mieux. En principe, nous pourrions y parvenir en rendant les éléments inflexibles plus souples ou en veillant à ce que le cadre tienne davantage compte du niveau antérieur des prix de manière à compenser toute perte de crédibilité. Pareille démarche devrait faire augmenter le bien-être social en permettant de mieux harmoniser la politique avec les processus d'ajustement naturels au sein de l'économie, et ainsi accroître les avantages sur le plan du bien-être social que procure le maintien de l'inflation à un niveau bas, stable et prévisible.

  1. 1. Ce point de vue est loin d'être unanime, comme je le souligne dans Tirer parti du boom des matières premières : le rôle de la politique monétaire (discours prononcé lors du colloque intitulé Commodities, the Economy, and Money, à Calgary, le 19 juin 2008).[]
  2. 2. On pourrait également faire valoir que la fourchette devrait dépendre de la nature du choc subi par l'inflation.[]
  3. 3. Il est à noter qu'au Canada, contrairement à certains pays, l'IPC rend pleinement compte de l'effet direct sur l'inflation des variations des prix des maisons dans la composante « logement en propriété » de l'indice, laquelle comprend le coût d'intérêt hypothécaire, le coût de remplacement, les impôts fonciers, l'assurance habitation, l'entretien et les réparations ainsi que les « autres dépenses pour le logement en propriété ». Cette composante représente 16,5 % du panier de l'IPC.[]
  4. 4. Pour un examen approfondi de cette question, voir M. Carney, Principes à l'appui de marchés liquides (discours prononcé devant la New York Association for Business Economics, à New York (New York) le 22 mai 2008).[]
  5. 5. Voir les exposés de MM. Issing et Woodford présentés à l'occasion de cette conférence et publiés par la BRI.[]
  6. 6. Certaines de ces incidences sont limitées. Selon des travaux effectués récemment par la Banque du Canada, on estime que l'effet direct sur les biens de consommation importés de Chine a réduit le taux d'inflation d'environ 0,1 point de pourcentage par année en moyenne de 2001 à 2006. Voir L. Morel (2007), The Direct Effect of China on Canadian Consumer Prices: An Empirical Assessment, document d'analyse no 2007-10, Banque du Canada.[]
  7. 7. Voir l'exposé de M. Blinder présenté à l'occasion de cette conférence et publié par la BRI.[]