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Le mode de pensée des gens et son importance

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C’est toujours un honneur pour la Banque du Canada d’être invitée à la conférence estivale annuelle de l’Association canadienne de science économique des affaires. Je suis particulièrement heureux de me trouver en compagnie d’un aussi grand nombre de confrères économistes.

Mon discours d’aujourd’hui portera sur les anticipations – leur mode de formation et leur importance pour la politique monétaire.

Je parlerai de la façon dont nous concevons notre mode de pensée. Jusqu’à un certain point, mon propos peut sembler absurde. Ne savons-nous pas déjà comment nous pensons?

Cela me rappelle une question qu’on m’a déjà posée. À l’époque où je terminais mes études de doctorat et que je cherchais un emploi, j’ai présenté ma thèse dans diverses institutions. Le but de mon travail à ce moment-là était de me servir de données historiques afin de documenter le comportement de la Réserve fédérale et son évolution au fil du temps. Une fois, alors que je venais de passer près d’une heure à expliquer la brillante méthodologie dont j’étais si fier, quelqu’un m’a posé la question suivante : « N’aurait-il pas été plus facile de demander aux présidents Greenspan et Volcker ce qu’ils ont fait? »

La question était censée être une blague, mais je ne suis pas sûr de l’avoir trouvée très drôle sur le coup. Je ne sais même pas s’il aurait été concevable d’interroger directement les présidents de la Réserve fédérale. J’aurais certainement été ravi de le faire, mais là n’était pas la question. Même s’il est évident qu’on apprend beaucoup en parlant directement aux gens et que c’est un bon moyen de saisir des nuances importantes, les actions sont le résultat d’un processus très complexe – ce dont j’ai encore plus conscience maintenant, vous pouvez me croire – et on ne peut espérer acquérir une compréhension parfaite d’un comportement en posant simplement des questions. C’est pourquoi j’avais besoin d’examiner de près les actions elles-mêmes.

Mon anecdote devrait trouver encore plus de résonance dans le cadre de notre sujet d’aujourd’hui. En tant qu’économistes, nous passons notre vie professionnelle à tenter de comprendre le fonctionnement de l’économie. En dernière analyse, cette compréhension dépend de la manière dont nous concevons notre mode de pensée – et ce n’est pas quelque chose que nous pouvons pleinement comprendre en nous interrogeant nous-mêmes.

Je me propose aujourd’hui de brosser un tableau de l’incertitude qui entoure le mode de formation des anticipations et de discuter des implications pour deux questions d’actualité relatives à la politique monétaire : les mérites du ciblage du niveau des prix et les implications des déséquilibres financiers pour la politique monétaire. Je terminerai par quelques observations sur les efforts déployés pour composer avec l’incertitude liée à la formation des anticipations et les défis de l’heure.

Pourquoi les anticipations ont-elles tant d’importance pour la politique monétaire?

La première question à se poser, toutefois, est celle-ci : pourquoi les anticipations ont-elles tant d’importance pour la politique monétaire? Les résultats économiques découlent des décisions collectives des gens, et ces décisions dépendent du mode de pensée des gens et de ce qu’ils anticipent pour l’avenir.

Par exemple, la décision d’acheter une maison repose sur les anticipations concernant les revenus futurs, le niveau des taux d’intérêt et la hausse ou la baisse de la valeur de l’immobilier. Dans le cas d’une entreprise, les prix qu’elle établit et les salaires qu’elle négocie avec ses employés sont influencés par ses anticipations quant à l’évolution du taux d’inflation au cours des trimestres à venir.

L’incertitude est inhérente à l’avenir. Entreprises, particuliers, familles ou autorités monétaires : nous formons tous des suppositions éclairées, ou anticipations, à propos d’événements dont nous sommes incertains.

Cela signifie que les résultats économiques actuels sont déterminés par ce que les gens pensent de l’avenir, et pas nécessairement par ce que l’avenir sera réellement. Que les gens aient raison ou tort au sujet de l’avenir, ce qui importe pour leur décision d’aujourd’hui est la perception qu’ils en ont.

Cette perception peut changer rapidement, comme l’évolution récente des marchés financiers l’a clairement montré encore une fois. La réévaluation des perspectives économiques mondiales et le degré d’incertitude accru ont contribué à la forte diminution des cours boursiers et à l’augmentation de la volatilité globale des marchés observées ces dernières semaines. Keynes a créé le terme « esprits animaux » pour décrire l’état émotif et non purement logique qui influe sur notre prise de décisions 1. Devant la succession inhabituelle de chutes et de remontées marquées qu’ont connue les marchés de capitaux dans les dernières semaines 2, on peut difficilement prétendre que la peur et les esprits animaux n’étaient pas également en jeu.

Puisque les anticipations déterminent l’évolution de l’économie, il va de soi qu’elles sont importantes pour la politique monétaire.

Mais la réciproque est aussi vraie.

La politique monétaire influe également sur les anticipations. De fait, la gestion des anticipations – ou canal des anticipations – est un outil puissant par lequel la politique monétaire peut influencer et stabiliser l’économie. Ce que les gens pensent de l’orientation future de la politique monétaire influe sur leurs décisions et peut avoir une grande incidence aujourd’hui.

En agissant sur les anticipations, l’autorité monétaire a la possibilité de mieux contrebalancer les fluctuations du niveau de production ou d’inflation. Le canal des anticipations de la politique monétaire a toujours été à l’œuvre mais, à mesure que l’on a pris davantage conscience de son existence, son influence s’est peut-être aussi accrue 3. Nous pouvons voir une illustration concrète de son importance dans l’engagement conditionnel auquel la Banque du Canada a eu recours durant la crise financière – un des trois types d’instruments de politique monétaire non traditionnels qui étaient à sa disposition 4.

En avril 2009, la Banque a déclaré qu’elle maintiendrait le taux d’intérêt directeur à 0,25 % jusqu’au milieu de 2010, sous réserve des perspectives en matière d’inflation. Cette indication extraordinaire a accentué la détente monétaire en donnant une plus grande certitude quant à la trajectoire du taux directeur et en influençant les taux à plus long terme 5. La Réserve fédérale a agi de manière semblable il y a deux semaines en déclarant que les taux d’intérêt devraient rester à leurs niveaux actuels jusqu’au milieu de 2013.

Cela dit, le canal des anticipations peut aussi entraver sérieusement la politique monétaire s’il n’est pas bien géré. Comme les recherches et l’expérience l’indiquent, les autorités monétaires ne peuvent pas manipuler l’économie en créant de fausses attentes sans porter atteinte à leur crédibilité. Or, une banque centrale à la crédibilité ternie a beaucoup moins d’influence sur l’économie 6.

Cette dynamique réciproque entre les anticipations et la politique monétaire est une des principales percées de la recherche économique des 40 dernières années. Mener à bien les objectifs de la politique monétaire contribue à établir la crédibilité et à ancrer les attentes d’inflation. Cette crédibilité, à son tour, donne à la banque centrale une latitude et une souplesse accrues pour stabiliser l’économie plus efficacement tout en maintenant les attentes d’inflation en accord avec les objectifs de la politique monétaire.

Cette percée est la pierre angulaire du régime canadien de ciblage de l’inflation. Depuis l’adoption du régime, l’ancrage solide des attentes d’inflation a permis aux entreprises, aux particuliers et aux familles de planifier à plus long terme, ce qui a entraîné une meilleure allocation des ressources économiques et financières et une plus grande stabilité économique globale.

La prise de décisions et la formation des anticipations

Voilà donc pour le rôle crucial que jouent les anticipations; mais que savons-nous de leur mode de formation?

De tout temps, on a cherché à mieux comprendre le mode de pensée humain. Les recherches sur le sujet mettent à contribution de nombreuses disciplines telles que la philosophie, la psychologie, la biologie, les neurosciences et la science politique, en plus de l’économie. Toutes offrent des perspectives différentes et, à certains égards, le tableau qui en émerge vient confirmer l’évidence : la prise de décisions est un processus extrêmement complexe, qui fait intervenir des calculs rationnels conscients, mais aussi les influences inconscientes de l’intuition, des croyances, des perceptions et des émotions. Ces dernières années, des progrès notables ont été accomplis afin de satisfaire la part rigoureuse de nos cerveaux et d’étayer scientifiquement l’intuition de Keynes sur l’importance des esprits animaux.

Alors, quel est le rôle des économistes dans tout cela? Comment formons-nous un jugement sur le mode de pensée des gens?

Les anticipations rationnelles sont un point de départ utile. Comme leur nom l’indique, elles se fondent sur l’hypothèse optimiste selon laquelle les gens sont aussi bien renseignés que possible, c’est-à-dire qu’ils comprennent à fond les rouages de l’économie et des marchés, tiennent compte de toute l’information disponible, sont entièrement conscients des conséquences futures de leurs actions d’aujourd’hui et prennent des décisions qui concordent parfaitement avec cette compréhension.

À première vue, cette hypothèse peut sembler complètement farfelue. Le simple fait que nous, économistes, avons un emploi – et que nous sommes persuadés de tenir un rôle utile – entre en contradiction avec les anticipations rationnelles. Après tout, si tout le monde comprenait si bien le fonctionnement de l’économie, à quoi servirions-nous?

Malgré son caractère brut et simpliste, l’hypothèse des anticipations rationnelles est un moyen utile et commode d’appréhender deux idées fondamentales. Premièrement, les anticipations des gens peuvent agir sur leurs décisions actuelles. Deuxièmement, face à des circonstances changeantes, les gens ne répètent pas indéfiniment un comportement en attendant un résultat différent, pour paraphraser la définition maintes fois citée d’Einstein au sujet de la folie. Tôt ou tard, ils vont adapter leur comportement à l’évolution du contexte ou des politiques.

Cette compréhension s’est avérée porteuse 7. Comme je l’ai mentionné précédemment, elle montre d’une manière convaincante l’importance des anticipations pour la politique monétaire et constitue l’assise intellectuelle des régimes de ciblage de l’inflation dans le monde entier.

Néanmoins, les anticipations rationnelles devraient être accompagnées d’étiquettes d’avertissement telles que « Fragile » ou « Tenir hors de la portée des enfants ». Le concept n’a jamais été destiné à être pris au pied de la lettre et il ne devrait jamais l’être. Bien que l’hypothèse soit utile pour certaines questions de politique monétaire, elle peut être très trompeuse pour d’autres. En banalisant le processus décisionnel, elle écarte des éléments qui ont le potentiel d’infirmer d’importantes recommandations de mesures de politique monétaire.

Des chercheurs de plusieurs disciplines ont étudié divers aspects de la prise de décisions qui ne cadrent pas avec une interprétation littérale et simpliste des anticipations rationnelles. En voici quelques exemples marquants.

Tout d’abord, nos capacités cognitives conscientes sont limitées. Nous ne pouvons retenir qu’un nombre fini de signaux dans notre mémoire. Par conséquent, il pourrait en fait être rationnel de faire abstraction de certains types d’information, c’est-à-dire d’être « rationnellement inattentifs » 8. Il semble également que ces contraintes cognitives peuvent nous faire réagir trop fortement ou pas assez à l’information, selon le degré d’incertitude général que nous percevons.

Deuxièmement, les perceptions et les émotions peuvent jouer un grand rôle, même dans les décisions d’affaires les plus terre-à-terre. Par exemple, les changements de prix peuvent apparaître inéquitables aux consommateurs et susciter du regret, de la déception et de la colère chez ces derniers. Pour éviter de s’aliéner sa clientèle, une entreprise peut prendre en considération ces questions d’équité au moment de fixer ses prix, quitte à sacrifier une partie de ses bénéfices à court terme 9. Certains diraient qu’il s’agit simplement d’une bonne décision de marketing.

Troisièmement, on a découvert que des dizaines de tendances et de biais inconscients sont « programmés » dans le comportement humain. Les gens utilisent souvent un nombre limité de règles « heuristiques », ou règles empiriques, afin de réduire la complexité de leur travail d’estimation des probabilités d’événements futurs 10.

Ces tendances peuvent nous amener : à évaluer les résultats à l’intérieur d’un cadre de référence ou de croyances préexistantes, ce qui nous porte à voir uniquement ce que nous voulons bien voir; à réagir à l’ordre d’arrivée de l’information ou à donner trop de poids à un élément d’information particulier; à être impatients et à donner plus de poids au présent; à afficher une confiance excessive face à l’incertitude; à être soumis à la mentalité moutonnière et à croire en ce que nous faisons simplement parce que d’autres y croient aussi; à avoir une préférence pour le statu quo; ou à voir des tendances là où il n’y en a pas et à extrapoler mécaniquement les résultats et les jugements actuels dans le futur 11.

Soyons clairs : la question n’est pas de savoir si ces comportements et tendances sont rationnels en définitive. Par exemple, certains types de comportement, bien qu’inconscients, pourraient représenter des réponses mécaniques qui ont été affinées et perfectionnées par des millions d’années d’évolution et d’adaptation. La question réside plutôt dans le fait que notre mode de pensée, rationnel ou pas, intègre de nombreuses dimensions qui risquent de ne pas être prises en compte dans une perspective stylisée et qui ont des implications notables pour la politique monétaire.

Anticipations et questions concernant la politique monétaire

Par exemple, le mode de formation des anticipations a une incidence considérable sur deux questions qui font l’objet de recherches à la Banque du Canada et qui sont liées au renouvellement de l’entente relative à la cible de maîtrise de l’inflation entre le gouvernement fédéral et la banque centrale. Il s’agit des mérites du ciblage du niveau des prix par rapport au ciblage de l’inflation et des liens entre la stabilité financière et la politique monétaire.

Permettez-moi de commencer par le ciblage du niveau des prix.

Les recherches ont montré que le ciblage du niveau des prix plutôt que du taux d’inflation pourrait aider à mieux stabiliser l’économie. Sous un tel régime, l’autorité monétaire s’engagerait à inverser les déviations du niveau des prix par rapport à la trajectoire cible. Si ce concept est bien compris, les entreprises devraient être moins portées à modifier leurs prix, puisqu’elles sauraient que l’incidence des chocs sur le niveau des prix serait inversée. Les prix variant moins, les ajustements des niveaux de production requis seraient moindres. Essentiellement, le ciblage du niveau des prix fait en sorte que les anticipations jouent un rôle d’amortisseur de chocs en réduisant la volatilité de l’inflation et de la production 12.

Cela pourrait s’avérer particulièrement utile dans des situations où les forces déflationnistes rendent la borne inférieure du taux directeur contraignante. La promesse que les effets des chocs poussant le niveau des prix sous la cible seraient inversés signifie que les prix n’auraient pas à reculer autant aujourd’hui. La seule façon pour la politique monétaire de ramener le niveau des prix à la cible serait de procurer un assouplissement monétaire additionnel plus tard. La promesse de ramener le niveau des prix à la cible est donc équivalente à celle d’une détente monétaire dans l’avenir qui aide à stimuler l’économie aujourd’hui 13.

Il est évident, donc, qu’en régime de ciblage du niveau des prix, les anticipations font le gros du travail. Elles jouent un rôle de stabilisateurs automatiques lorsque des chocs se produisent. Mais si les anticipations des gens n’évoluent pas dans un sens favorable, l’avantage qu’a le ciblage du niveau des prix sur celui de l’inflation va diminuer 14. Le succès d’un régime de ciblage du niveau des prix reposerait sur la rapidité avec laquelle les gens apprennent et ajustent leurs anticipations ainsi que sur le degré de crédibilité avec lequel les autorités monétaires peuvent mettre en œuvre le régime 15.

Notre compréhension du comportement et de la formation des anticipations a également une incidence sur une deuxième question, qui est passée au premier plan au lendemain de la crise : dans quelle mesure la politique monétaire devrait-elle contribuer au soutien de la stabilité financière?

Une confiance aveugle dans les anticipations purement rationnelles nous porterait à conclure que la politique monétaire – et de fait la plupart des politiques – jouerait un rôle limité à cet égard. Les prix des actifs refléteraient toute l’information disponible et les meilleures décisions que les gens pourraient prendre compte tenu de celle-ci. Les contrats seraient conçus de manière optimale, puisque les conséquences des motivations en jeu seraient parfaitement comprises. Si les anticipations sont entièrement rationnelles par hypothèse, il pourrait être plus difficile – bien que cela ne soit pas impossible – de voir comment les bulles pourraient se former.

Comme la crise financière récente l’a toutefois bien montré, diverses facettes du comportement humain et de la prise de décisions peuvent favoriser l’accroissement des vulnérabilités financières. Les gens ont tendance à oublier le passé et à supposer que l’avenir ressemblera au présent. Les périodes de stabilité peuvent nous amener à baisser la garde et à croire, par excès de confiance, que le climat va rester favorable, et peuvent aussi engendrer une propension excessive à prendre des risques.

L’existence de tels modes de comportement renforce l’importance de politiques de réglementation et de surveillance appropriées 16. Après les responsabilités personnelles de l’emprunteur et du prêteur, ces politiques forment le prochain rempart contre l’accumulation des déséquilibres financiers. Nous ne pouvons cependant pas écarter la possibilité que la politique monétaire ait également, dans certaines circonstances, un rôle à jouer. De fait, la politique monétaire pourrait elle-même constituer un facteur causal. Par exemple, si les gens extrapolent mécaniquement le présent dans l’avenir ou accordent trop de poids au présent dans leur évaluation des risques, les faibles taux d’intérêt – ou la certitude perçue quant à leur trajectoire future – pourraient amener les institutions financières à prendre des risques excessifs ou inciter les gens à s’endetter plus qu’ils ne le devraient. Ce sont là des manifestations de ce qu’il est convenu d’appeler le canal de la prise de risque de la politique monétaire 17.

Les autorités monétaires s’efforcent de résoudre ces questions et d’autres, qui ont toutes un lien avec la formation des anticipations.

Qu’est-ce que cela signifie pour la politique monétaire?

Compte tenu de l’incertitude et de la complexité entourant la prise de décisions ainsi que notre compréhension imparfaite de cette dernière, que devraient faire les autorités monétaires?

Pour commencer, nous devons accepter cette incertitude. Nous ne pouvons pas être dogmatiques. Il faut élargir notre perspective et nous assurer que nos décisions sont robustes en choisissant des politiques compatibles avec différents modes de formation des anticipations. Voilà une autre raison importante pour laquelle la politique monétaire ne peut se borner à l’application de règles mécaniques et simplistes.

C’est pourquoi divers types de mécanismes de formation des anticipations sont inclus de manière explicite dans les analyses que nous menons à la Banque du Canada. Nous examinons les résultats d’enquêtes sur les anticipations des prévisionnistes et des propriétaires d’entreprises. De plus, l’un de nos principaux modèles de politique monétaire, TOTEM, tient compte de divers modes de formation des anticipations, celles-ci pouvant être prospectives ou d’un autre type 18.

Nous devons aussi approfondir davantage notre compréhension de la prise de décisions. Pour ce faire, il faut que les connaissances et les techniques des autres disciplines qui s’intéressent au cerveau humain et à ses processus décisionnels sous divers angles soient mieux intégrées aux recherches économiques et aux analyses des politiques que nous effectuons.

C’est dans cet esprit que les chercheurs de la Banque ont commencé récemment à tirer parti du domaine en plein essor de l’économie expérimentale pour étudier plus directement le comportement et l’adaptation des anticipations des gens dans différents régimes de politique monétaire. Des simulations reproduisant les principales caractéristiques de l’économie canadienne nous ont permis d’observer le changement des anticipations lorsqu’on modifie légèrement certains aspects de l’environnement. Par exemple, dans l’une des séries d’expériences que nous avons menées, nous avons examiné comment les attentes d’inflation changeraient si la politique monétaire passait du ciblage de l’inflation à celui du niveau des prix. Les résultats donnent à penser que les anticipations s’adaptent bel et bien à un changement de régime. Toutefois, le comportement des sujets a révélé que ceux-ci n’avaient qu’une compréhension incomplète des implications du ciblage du niveau des prix 19. Ces expériences constituent un point de départ utile et peuvent servir à explorer beaucoup d’autres questions, comme l’influence des communications des banques centrales sur les décisions que prennent les gens ou la tendance des gens à extrapoler le présent dans l’avenir.

Conclusion

En conclusion, j’aimerais vous faire part des observations suivantes.

J’ai soutenu que l’incertitude entachant notre mode de pensée comporte des implications importantes pour la politique monétaire. Nous ne devrions toutefois pas oublier un enseignement fondamental tiré du principe de rationalité des anticipations. Notre façon de penser n’est pas coulée dans le béton. Les gens apprennent et finissent par s’adapter. Même si ces derniers sont limités par leurs capacités cognitives et le besoin « programmé » de recourir à de simples règles empiriques, on peut, grâce à une communication efficace et à l’accroissement du savoir collectif, venir à bout de certains biais inconscients, faire en sorte qu’il soit possible de passer à des règles empiriques améliorées mais toujours simples, d’apprendre plus rapidement, de prendre des décisions plus éclairées et, en définitive, d’obtenir de meilleurs résultats. Une compréhension accrue de la formation des anticipations ainsi que des communications efficaces peuvent se renforcer mutuellement de manière favorable. Cette observation est valable non seulement pour la politique monétaire, mais aussi pour la prise de décisions en général.

C’est pourquoi, même si je ne sais pas exactement comment vous pensez, je suis sûr que vous vous dites qu’il est à peu près temps que je finisse. Et vous avez bien raison.

Je vous remercie de votre attention.

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  3. 3. Woodford (2003) a souligné l’importance de « gérer » les anticipations du public par une approche systématique dans la formulation de la politique monétaire. Boivin, Kiley et Mishkin (2011) ont montré que les modifications du comportement des autorités monétaires dans les pays développés ont eu pour effet de mieux ancrer les attentes d’inflation et ont changé considérablement la transmission des chocs à l’activité économique et à l’inflation.[]
  4. 4. Banque du Canada (2009), Rapport sur la politique monétaire, avril. L’annexe de ce rapport décrit la démarche suivie par la Banque du Canada et les principes qui la guident dans la conduite de la politique monétaire lorsque le taux cible du financement à un jour se situe à sa valeur plancher.[]
  5. 5. Des observations donnent à penser que les indications prospectives données par la Banque du Canada ont fait baisser les taux d'intérêt canadiens à long terme par rapport à ce que leur relation passée avec les taux d'inflation et de chômage aurait laissé présager. Voir He (2010).[]
  6. 6. Kydland et Prescott (1977) et Barro et Gordon (1983). Pour des travaux plus récents, voir Clarida, Galí et Gertler (1999) et Athey, Atkeson et Kehoe (2005). On trouvera dans Clinton et Zelmer (1997) une analyse des défis liés à l’établissement de la crédibilité qui se sont posés au début du régime de ciblage de l’inflation au Canada.[]
  7. 7. Par exemple, elle est à la base de l’hypothèse de Friedman (1968) et de celle de Phelps (1968) sur l’absence d’arbitrage à long terme entre l’inflation et l’activité réelle ainsi que de la critique de Lucas (1976).[]
  8. 8. Le concept de « rationalité limitée » (à savoir que, dans leur prise de décisions, les gens sont limités par la quantité d’information qu’ils possèdent ou qu’ils peuvent traiter, par le temps dont ils ont besoin pour prendre une décision ou par d’autres limites du cerveau) a été présenté par Herbert Simon (1955), puis approfondi par Tversky et Kahneman (1974). Voir aussi Kahneman (2003). Sims (2010) passe en revue la littérature sur l’inattention rationnelle.[]
  9. 9. Kahneman, Knetsch et Thaler (1986); Akerlof et Yellen (1987); Rotemberg (2010, 2011).[]
  10. 10. Tversky et Kahneman (1974).[]
  11. 11. Phénomène d’hostilité médiatique : Vallone, Ross et Lepper (1985); escompte hyperbolique : Ainslie (1992) et Laibson (1997); ancrage : Tversky et Kahneman (1974); biais de confirmation : Lord, Ross et Lepper (1979); effet de confiance excessive : Hoffrage (2004); effet de mimétisme : Bikhchandani, Hirshleifer et Welch (1992); biais de statu quo : Samuelson et Zeckhauser (1988); effets de primauté et de récence : Luchins (1957).[]
  12. 12. Pour un survol récent des recherches portant sur le ciblage du niveau des prix, voir Côté (2007), Amano, Carter et Coletti (2009), Ambler (2009) et Murray (2010).[]
  13. 13. Krugman (1998), Svensson (2001), Eggertsson et Woodford (2003), Lavoie et Murchison (2007-2008) et Murchison (2011). Amano et Shukayev (2010) font un survol des implications de la borne inférieure des taux d’intérêt nominaux pour la politique monétaire.[]
  14. 14. Les gains de bien-être découlant du ciblage du niveau des prix sont moindres que ceux associés au ciblage de l’inflation lorsque la proportion des agents ayant des anticipations rétrospectives est supérieure à 50 %. Voir Steinsson (2003) et Ambler (2009). Dorich (2009) passe en revue la littérature concernant la mesure du comportement de fixation des prix fondé sur une règle empirique rétrospective.[]
  15. 15. Kryvtsov, Shukayev et Ueberfeldt (2007) examinent l’intérêt de passer à un régime de ciblage du niveau des prix dans une situation de crédibilité imparfaite où le secteur privé est lent à ajuster ses attentes d’inflation sous le nouveau régime. Ils constatent que lorsque la crédibilité imparfaite persiste au-delà de dix trimestres, les coûts du passage à ce régime sont supérieurs aux avantages.[]
  16. 16. Macklem (2011) examine les efforts et les progrès accomplis par le G20 en vue d’accroître la résilience du système financier, de même que les défis sur le plan de la surveillance et de la réglementation.[]
  17. 17. Carney (2010) analyse les facteurs qui ont conduit au contexte de bas taux d’intérêt dans les grandes économies avancées et les implications pour la stabilité financière et la croissance économique. Borio et Zhu (2008) se penchent sur la nécessité d’intégrer le canal de la prise de risque dans l’analyse de la politique monétaire, y compris de celle des anticipations extrapolatives. Sims (2008) soutient que l’inattention rationnelle et les divergences d’opinions quant aux attentes d’inflation peuvent entraîner un surinvestissement dans le capital physique. Voir aussi Adrian et Shin (2009).[]
  18. 18. TOTEM est le principal modèle utilisé par la Banque du Canada pour l’établissement de projections et l’analyse des politiques concernant l’économie canadienne. Il s’agit d’un modèle d’équilibre général dynamique et stochastique de taille moyenne d’une économie ouverte, qui intègre de multiples biens. Voir Murchison et Rennison (2006) et Dorich, Mendes et Zhang (2011).[]
  19. 19. Amano, Engle-Warnick et Shukayev (2011).[]