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L’union fait la force : les vertus de la coordination économique mondiale

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« Une croissance inégale et l’accentuation des disparités accroissent la tentation d’adopter des mesures non coordonnées au détriment de solutions mondiales. Toutefois, des mesures stratégiques non coordonnées ne feront qu’empirer la situation pour tous. »

Déclaration des chefs d’État du G20, sommet de Séoul,
11-12 novembre 2010

« Nous, ministres des Finances et gouverneurs des banques centrales des pays du G20, affirmons notre engagement à prendre toutes les initiatives nécessaires de manière coordonnée pour soutenir la stabilité financière et promouvoir une croissance économique plus forte dans un esprit de coopération et de confiance. »

Déclaration des ministres de Finances et des gouverneurs
des banques centrales des pays du G20, 8 août 2011

Introduction

Je vous remercie beaucoup de m’avoir invité à prononcer l’allocution d’un éminent Canadien sur un enjeu de politique publique contemporain. Je suis honoré d’être ici et reconnaissant de l’occasion qui m’est offerte de vous parler de l’un des plus importants enjeux auxquels nous sommes confrontés en ces temps exceptionnellement difficiles.

Partout dans le monde, les décideurs publics sont aux prises avec deux défis cruciaux de nature véritablement systémique : restaurer la stabilité en Europe et rétablir une croissance forte, durable et équilibrée au sein de l’économie mondiale. Les deux citations en exergue témoignent de la ferme conviction que partagent les décideurs d’aujourd’hui, selon laquelle ces défis ne peuvent être relevés que grâce à une coordination globale et en temps opportun des politiques entre pays. Pourtant, il y a une génération de cela, les universitaires et les décideurs étaient tout aussi fermement convaincus que les gains éventuels d’une coordination à l’échelle mondiale étaient minimes, pour ne pas dire négatifs. Ils prônaient plutôt une approche plus indépendante en matière de formulation et de mise en œuvre des politiques, et conseillaient aux autorités de simplement « mettre de l’ordre dans leurs propres affaires » et de s’en remettre à la protection offerte par les taux de change flottants pour le reste.

La citation suivante de Stanley Fischer illustre bien le consensus qui régnait à la fin des années 1980 :

« [U]ne coordination plus cohérente et continue des politiques dans le cadre de laquelle les pays, y compris les États-Unis, modifieraient sensiblement leurs politiques nationales “compte tenu de l’interdépendance internationale des politiques” n’est pas pour demain. Heureusement, il ressort des données disponibles que les gains potentiels d’une telle coordination sont de toute façon minimes : ce que chaque pays peut faire de mieux pour les autres est de veiller à la bonne tenue de sa propre économie 1. » [traduction]

Dans mon discours aujourd’hui, je me propose, dans un premier temps, de décrire les hypothèses et les recherches qui étayaient l’ancien point de vue favorable à l’approche indépendante en matière de formulation des politiques. Je retracerai ensuite l’évolution de la pensée à cet égard depuis lors, et cernerai les principaux facteurs expliquant le changement d’attitude qui semble s’être opéré. Enfin, je présenterai un exemple, tiré des propres travaux de modélisation de la Banque du Canada, qui fait apparaître les avantages possibles d’une coordination plus efficace des politiques dans le contexte des défis qui se posent actuellement.

Le point de vue dominant dans les années 1970 et 1980

La plupart des économistes universitaires et des décideurs publics durant la période qui a immédiatement suivi l’effondrement du système de Bretton Woods reconnaissaient volontiers les avantages potentiels de la coopération, mais estimaient ces gains minimes en pratique.

Dans un monde caractérisé par une interdépendance économique et des débordements transfrontaliers croissants, il allait de soi qu’une concertation accrue pouvait être profitable. Des mesures coordonnées, selon eux, limiteraient les externalités négatives et se traduiraient par une amélioration au sens de Pareto où toutes les parties retireraient un avantage et où les pertes inhérentes à un équilibre de Nash non coopératif (sous-optimal) pourraient être évitées. En pratique, toutefois, ces gains étaient considérés comme très modestes, voire négatifs.

Cette thèse reposait notamment sur une croyance profonde dans les effets protecteurs des taux de change flexibles, qui non seulement permettent aux autorités de mener une politique monétaire indépendante et efficace mais servent aussi d’amortisseur automatique en cas de chocs d’origine tant externe qu’interne.

Cette approche indépendante en matière d’élaboration des politiques tenait aussi au faible degré d’interdépendance économique observé à l’époque. Les échanges commerciaux avaient certes été libéralisés à la faveur des cycles successifs de négociation du GATT au cours des années 1960, 1970 et 1980, mais ils ne représentaient encore qu’une petite composante – quoique en forte croissance – du PIB de la plupart des pays. En outre, il s’agissait de la seule mesure dont on se servait généralement pour évaluer le degré d’interdépendance des économies. Les flux de capitaux internationaux étaient toujours fortement limités en Europe et au Japon, et les liens financiers étaient encore relativement peu développés, si l’on fait abstraction de l’incident de la Banque Herstatt 2.

Des arguments théoriques et empiriques convaincants contre la coordination ont également été avancés au cours de cette période. Rogoff (1985) a publié un article influent dans lequel il montrait comment une collaboration accrue entre les autorités monétaires pouvait donner lieu à un équilibre indésirable, caractérisé par une plus grande instabilité et une inflation mondiale plus élevée 3. Il affirmait que sans la discipline imposée par la prise de décision individuelle dans un contexte de concurrence et le risque d’une forte dépréciation du taux de change en réaction à tout écart de conduite présumé sur le plan des politiques, les autorités n’hésiteraient pas à assouplir collectivement les taux d’intérêt dans l’espoir de réaliser un gain à court terme au chapitre de la production et de l’emploi.

Frankel et Rockett (1988) ont ajouté leur voix au débat et mis en lumière les problèmes susceptibles de surgir si les autorités décidaient de coordonner leurs mesures d’intervention en ayant recours au mauvais modèle macroéconomique 4. Ils ont comparé onze des modèles les plus populaires de l’époque et constaté des résultats radicalement différents selon celui qui était retenu. Comme seul l’un d’eux pouvait être le bon (mais on ignorait lequel), il aurait sans doute été imprudent, sous l’angle des politiques à mener, de mettre tous ses œufs dans le même panier. Les auteurs ont montré que l’on pourrait obtenir de meilleurs résultats au fil du temps en permettant aux décideurs de privilégier le modèle de leur choix plutôt que de les forcer tous à coordonner leurs actions en fonction du même modèle.

Oudiz et Sachs (1984) ont apporté de l’eau au moulin des opposants à la coordination en simulant leur modèle d’équilibre général de pointe et en montrant que, même si l’on prenait le bon modèle, l’amélioration, par rapport à une démarche indépendante, restait très modeste 5.

Il importe de souligner que toutes ces mises en garde provenaient du camp des économistes. Si l’on tenait compte du risque de mauvaise orientation des politiques et de la possibilité d’une mise en œuvre inhabile des mesures d’intervention, les chances de succès semblaient encore plus minces. C’est pourquoi Doug Purvis, un macroéconomiste canadien réputé, qualifiait la coordination des politiques du G7 de réglage de précision à la puissance sept.

De toute évidence, les faits accumulés à l’époque ne paraissaient pas offrir beaucoup d’espoir. Le succès inégal des tentatives de coordination dans les années 1970 et 1980 et l’effondrement du système de Bretton Woods lui-même – la plus ambitieuse tentative de coordination de politiques à l’échelle internationale – semblaient pointer dans la même direction.

Qu’est-ce qui a changé?

En considérant les déclarations récentes des dirigeants du G20, on ne peut manquer d’être frappé par la transformation radicale des idées reçues. Est-ce le monde qui a changé, ou avait-on tout simplement tort à l’époque? Il s’agit probablement d’un peu des deux.

Il faut dire, d’abord et avant tout, que les liens internationaux se sont accrus considérablement ces vingt dernières années, et ont du coup augmenté l’importance des débordements. Cette évolution apparaît clairement dans les chiffres du commerce, qui ont généralement progressé deux fois plus vite que le PIB mondial, mais ressort de façon encore plus marquée de l’envolée du volume des flux financiers bruts (Graphique 1 et Graphique 2). Des travaux récents donnent à penser que les effets des flux financiers peuvent dépasser de loin ceux des flux commerciaux.

Deuxièmement, les taux de change flexibles, qui ont beaucoup d’avantages en leur faveur, ne se sont pas montrés à la hauteur des attentes élevées exprimées initialement à leur égard. (Il se peut que le bilan positif affiché en la matière par le Canada, qui avait laissé flotter sa monnaie de 1950 jusqu’au début de la décennie suivante, ait contribué à cette évaluation trop optimiste.) De fait, les propriétés stabilisatrices des taux de change flexibles se sont révélées plus limitées que ne l’avaient estimé leurs partisans de la première heure.

À ces complications s’ajoute la latitude réduite dont disposent actuellement les décideurs publics pour apporter des ajustements importants à leurs instruments budgétaires et monétaires traditionnels. La borne limitant à zéro les taux d’intérêt ainsi que les niveaux élevés de la dette et des déficits publics dans la plupart des grandes économies avancées ont laissé peu de marge de manœuvre (Graphique 3 et Graphique 4).

Il est important de signaler que le point de vue antérieur avait davantage une orientation ex ante. On estimait qu’en « s’occupant de ses oignons » ou en « mettant de l’ordre dans ses affaires » (veuillez excuser ici mon penchant pour les métaphores), on évitait des ennuis, à soi-même et aux autres. Le fait que cette directive n’ait pas été suivie par tout le monde constitue, sans aucun doute, l’un des facteurs sous-jacents au présent dilemme, sinon sa cause première.

Les stratégies de second rang pour éviter les ennuis, comme mettre de l’ordre dans ses affaires, devront peut-être maintenant céder la place à des stratégies de coordination de troisième rang, ex post, si l’on tente d’échapper à une situation épineuse alors que la marge de manœuvre quant aux politiques à mener est limitée. C’est là que l’adage « l’union fait la force » prend toute sa valeur; en fait, un peu d’aide des autres pourrait bien être la seule solution qui reste.

Pour être juste envers les défenseurs de l’ancienne approche indépendante, il faut dire que même s’ils se montraient sceptiques à l’égard d’une coordination officielle des politiques, ils supposaient en règle générale qu’il existait néanmoins une forme tout en doigté, mais importante, de coopération « modérée » sur le plan des politiques. Plus précisément, les décideurs publics étaient censés se réunir périodiquement – comme c’est le cas, d’ailleurs – pour échanger sur l’état de l’économie mondiale et envisager ce qu’ils pourraient faire dans différentes conjonctures – si ce n’est révéler complètement leur stratégie à brève échéance. Les tenants de l’idée que « moins on en fait, mieux c’est » s’attendaient aussi à ce que les pays respectent les règles du jeu telles qu’elles étaient tacitement comprises à l’époque. Et surtout, on partait du principe que les économies avancées, qui dominaient largement la scène internationale durant cette période, appliquaient un régime de changes entièrement flexibles. Même si certains pays choisissaient d’adopter une parité fixe, cela ne poserait pas nécessairement de problème. Contrairement à ce que bon nombre d’économies émergentes font aujourd’hui, on n’envisageait pas que ces pays se livrent constamment à des interventions stérilisées dans le but de faire échec au processus d’ajustement des prix.

Les défis qui se posent aux décideurs publics aujourd’hui

Comme je l’ai mentionné plus tôt, les deux défis les plus urgents auxquels sont confrontés les décideurs publics en ce moment sont de :

  • trouver une solution à la crise de la dette en Europe;
  • mettre l’économie mondiale sur la voie d’une croissance forte et durable.

Le premier de ces défis devrait, en quelque sorte, précéder logiquement le second. En revanche, offrir une perspective crédible de croissance à long terme est également nécessaire à l’atteinte du premier objectif. On ne réglera pas les problèmes budgétaires et bancaires en réduisant uniquement le poids de la dette et le levier financier. Il faudra aussi accroître la taille de l’économie mondiale en la répartissant de manière plus uniforme si l’on souhaite parvenir à une stabilité à long terme.

Le reste de mon exposé portera sur le Cadre du G20 pour une croissance forte, durable et équilibrée. L’économie mondiale souffre, globalement, d’une demande insuffisante (c’est-à-dire d’un écart déflationniste). Derrière les chiffres globaux se cache toutefois un déséquilibre manifeste. Certains pays – pour la plupart des économies émergentes – connaissent une expansion trop rapide, qui entraîne des pressions inflationnistes et d’autres graves distorsions du marché. Dans d’autres pays – principalement, mais pas exclusivement, des économies avancées –, la croissance est trop faible. Étant donné ces situations de départ, il devrait y avoir un moyen d’améliorer le sort de ces deux groupes en déplaçant la demande de l’un vers l’autre. Malheureusement, il s’avère en pratique beaucoup plus difficile d’y arriver qu’il n’y paraît.

Le profil inégal de la croissance que l’on observe actuellement s’accompagne de déséquilibres externes insoutenables. En effet, de nombreux pays avancés accusent d’importants déficits de leur balance courante, malgré leur expansion économique modérée, tandis que bon nombre de pays émergents enregistrent d’importants excédents, en dépit de leur forte croissance (Graphique 5). Dans bien des cas, évidemment, les stratégies de développement reposant sur les exportations que suivent certains marchés émergents, ainsi que les excédents commerciaux qui en résultent, expliquent cette croissance phénoménale.

Si le désalignement des taux de change constitue un important facteur externe à l’origine des déséquilibres commerciaux, un certain nombre de déséquilibres internes ont eux aussi contribué au problème, dont l’énorme endettement des pouvoirs publics et des ménages, et il faudra s’y attaquer avant qu’une solution durable ne puisse être apportée.

Les grandes économies avancées qui sont en butte à une demande insuffisante ne peuvent assainir leurs finances publiques et stimuler l’épargne des ménages sans une aide de l’extérieur sous la forme d’une demande étrangère accrue. Parallèlement, les économies émergentes, qui voient leur croissance décélérer en raison de l’atonie de la demande dans les pays avancés, sont peu disposées à abandonner une stratégie qui les a si bien servies par le passé, et ont refusé de laisser leurs taux de change s’ajuster de façon notable. De fait, elles ont poursuivi leurs interventions stérilisées à un rythme accéléré pendant la majeure partie des quatre dernières années et ont mis en place de nouveaux « outils de stabilisation macroprudentielle » (autrement dit des contrôles des capitaux) afin de renforcer encore davantage leurs lignes de défense. Les pays avancés, qui reçoivent une aide limitée de la part de certains de leur plus importants partenaires commerciaux au sein des marchés émergents, ont été contraints soit de faire usage du peu d’espace budgétaire qui leur restait pour stimuler leur économie, soit de recourir de plus en plus à des mesures de politique monétaire non traditionnelles, comme l’assouplissement quantitatif opéré par la Réserve fédérale. Ces mesures, à leur tour, ont tendance à diriger les flux de capitaux vers les pays émergents en quantités sans cesse grandissantes, ce qui accentue les préoccupations de ces pays au sujet des Hécubes jumelles que sont les arrêts soudains et une expansion déstabilisante du crédit, et les amène à resserrer encore plus leurs contrôles (Graphique 6). Le cercle vicieux qui se trouve ainsi créé, chacun attendant que l’autre fasse ce qu’il faut, menace de déstabiliser l’économie mondiale dans son entier.

Comment s’échapper de ce « dilemme du prisonnier »? Le Cadre du G20 pour une croissance forte, durable et équilibrée offre justement une voie de sortie. Il comprend quatre grands volets :

  • un assainissement des finances publiques dans les pays qui en ont besoin;
  • un rééquilibrage de la demande mondiale (facilitée par une flexibilité accrue des taux de change);
  • de vastes réformes du secteur financier;
  • d’ambitieuses réformes structurelles de l’économie réelle visant à favoriser une meilleure croissance à long terme.

Je n’aborderai pas la réforme du secteur financier, si ce n’est pour dire que, malgré l’ampleur des changements prévus, elle avance sans doute plus rapidement que les trois autres composantes du Cadre. Quoique l’on se soit déjà entendu sur bien des choses, les actes sont plus éloquents que les paroles, et la mise en œuvre de ces changements revêt de toute évidence une importance cruciale.

La réforme structurelle, pour sa part, progresse à un rythme exceptionnellement lent, peu de réformes précises et concrètes ayant été proposées par l’un ou l’autre des pays du G20. S’il est difficile d’obtenir le type de soutien politique nécessaire pour réaliser des changements majeurs au milieu d’une crise, l’inverse est également vrai. La volonté de procéder à des réformes semble défaillir une fois que les choses ont l’air d’aller mieux. Il faut que les pays échappent à cette paralysie et saisissent l’occasion de faire ce qui s’impose maintenant.

L’assainissement des finances publiques se déroule plus rapidement, dans certains cas, que les conditions macroéconomiques à court terme pourraient le justifier. Les pays se voient toutefois forcés d’augmenter la cadence du resserrement par les « justiciers » du marché de plus en plus sceptiques et impatients, de crainte de rejoindre les rangs de ceux qui, de l’avis de ces derniers, ont déjà dépassé le point de non-retour. L’idéal serait que les pays puissent établir un plan à long terme crédible afin d’assurer la viabilité des finances publiques, et jouir en échange d’une latitude accrue (c’est-à-dire d’un assouplissement, ou d’un resserrement moindre) à court terme. Cette approche augustinienne en matière de probité budgétaire est manifestement difficile, voire impossible, à mettre en œuvre dans la pratique. Par conséquent, de nombreux pays disposent d’une moins grande marge de manœuvre que prévu.

Malheureusement, ce sont les changements sur le plan des taux de change et la correction des déséquilibres extérieurs qui se déroulent avec le plus de lenteur (Graphique 7). Il faut trouver un moyen de sortir de cette impasse qui soit à l’avantage de tous. Le processus d’évaluation mutuelle lancé par le G20 et le recours à des lignes directrices indicatives devraient aider à faire avancer les choses, mais des mesures significatives, par opposition à un consensus sur les modalités du processus d’évaluation mutuelle, semblent faire défaut.

Les simulations

Dans la dernière partie de mon exposé, je présenterai certains résultats de simulations qui font ressortir les avantages que l’on pourrait retirer à l’échelle mondiale de mesures prises simultanément et en temps opportun dans plusieurs de ces domaines et – à l’inverse – ce que l’on risque de perdre si l’on s’y prend mal ou que l’on ne fait rien. Je tiens d’abord à préciser que ces simulations ne servent pas uniquement à des fins d’illustration. Elles reposent sur un modèle mondial estimé que la Banque utilise pour établir ses prévisions et analyser différents scénarios concernant la politique à mener. Dans la même foulée, je ne donnerai pas à entendre que ce modèle est plus performant qu’il ne l’est, bien qu’il s’agisse de l’un des meilleurs qui soient. Un brin de circonspection ne fait pas de mal dans ce genre d’entreprise.

Quoi qu’il en soit, je pense que vous trouverez ces résultats intéressants. Nous commençons par un scénario de référence et utilisons notre modèle pour déterminer une série de conditions suffisantes à la résolution des déséquilibres mondiaux. Ce sont notamment les suivantes :

  • augmenter les taux d’épargne privée aux États-Unis et les maintenir au fil du temps à 6 % du PIB;
  • procéder, dans des délais appropriés, à un assainissement graduel et crédible des finances publiques aux États-Unis, en Europe et au Japon;
  • permettre au taux de change effectif réel pour la Chine de s’apprécier de 20 %, tandis que le dollar américain se déprécie de 15 %;
  • mettre en œuvre des politiques visant à stimuler la demande intérieure en Chine et dans les pays émergents d’Asie;
  • poursuivre un programme de réformes structurelles graduelles mais importantes en Europe et au Japon afin d’augmenter la croissance potentielle.

Il faut se garder de voir là un scénario à la « Boucles d’or ». Il est sans doute possible de faire beaucoup mieux grâce à des mesures plus ambitieuses et concertées; toutefois, ce scénario est suffisant pour stabiliser la dette et les déficits publics, ainsi que les balances courantes, à des niveaux soutenables. Appelons cela un « bon » résultat, par opposition à un « excellent » résultat.

Dans un autre scénario, nous envisageons ce qui se produirait si la mise en œuvre de ces mesures correctives était retardée de cinq ans (c’est-à-dire notre période de projection), après quoi celles-ci peuvent entrer en vigueur. Autrement dit, ce nouveau scénario permet à la situation de se redresser et est loin d’être aussi médiocre qu’il pourrait l’être. Le graphique suivant illustre les résultats du bon scénario et du (légèrement) médiocre.

Le fait de retarder les mesures de politiques requises dans les économies émergentes d’Asie, y compris la Chine, et dans les pays avancés provoque un recul cumulatif de 8 % du PIB mondial et de celui des États-Unis par rapport au scénario de référence, tandis que la différence dans le cas du PIB de la Chine est d’environ 12 %. En 2017, le PIB mondial est inférieur de plus de 7 billions de dollars américains, et la situation pourrait bien être beaucoup plus grave (Graphique 8).

Un troisième scénario distinct, que nous avions simulé auparavant, est à bien des égards encore plus intéressant. Il porte sur ce qui arriverait si l’on se consacrait activement à l’assainissement des finances publiques et du bilan des ménages dans les pays avancés – que ce soit volontairement ou sous la contrainte de marchés financiers impatients – mais sans le soutien que procurerait une hausse de la demande étrangère dans les pays qui en ont besoin (c’est-à-dire en l’absence d’un ajustement des taux de change et de politiques de stimulation dans les pays émergents d’Asie).

La réduction du PIB mondial qui en résulte est plus importante qu’aux termes de la solution médiocre, du moins à un horizon de cinq ans. En d’autres termes, faire les choses à moitié est pire à court et à moyen terme que de ne rien faire. L’assainissement des finances publiques et du bilan des ménages est nécessaire et inéluctable, mais l’accomplir rapidement, sans l’apport de la croissance ailleurs, a pour effet d’aggraver la déflation à l’échelle du globe.

Les pays émergents ne pourront se découpler dans le cadre de ces scénarios. Bien que bon nombre d’entre eux soient confrontés à des pressions inflationnistes à l’heure actuelle, ainsi qu’à de graves distorsions au sein de leur économie, ils seront bientôt pris dans le maelström de l’implosion de la demande dans les pays avancés et s’y engouffreront avec eux. Le rééquilibrage de la demande mondiale au moyen d’un ajustement en temps opportun des taux de change et une réforme structurelle permettraient d’éviter une telle issue.

Cette solution semble parfaite. Tout le monde y gagne. Alors pourquoi ne s’est-il encore rien passé? La peur, l’égoïsme et l’inertie politique en sont les raisons. C’est pourquoi attendre que l’autre fasse les premiers pas est une stratégie vouée à l’échec. Ce que nous espérons, c’est que ces obstacles pourront être surmontés du moment que tout le monde accepte de passer à l’action en même temps. Tout le monde devrait travailler la main dans la main et faire un acte de foi – mais pas de foi aveugle, remarquez bien. Il y a tout lieu de croire que cela va marcher. En tous cas, cette option semble nettement préférable aux autres.

Je vous remercie de votre attention.

  1. 1. S. Fischer (1988), « International Macroeconomic Policy Coordination », International Economic Cooperation, sous la direction de M. Feldstein, National Bureau of Economic Research, Chicago, University of Chicago Press, p. 11-43.[]
  2. 2. La Bankhaus Herstatt était une banque allemande de taille moyenne, active sur les marchés des changes, qui a fait faillite lors du premier choc pétrolier. Elle a dû cesser ses activités à la fermeture des bureaux, le 26 juin 1974, alors que de nombreuses banques avaient encore des contrats de change à régler. Cette défaillance a eu des répercussions internationales considérables, même dans le monde « moins interdépendant » des années 1970. Les conséquences des transactions non dénouées s’accumulant, les fonds bruts transférés à New York ont chuté de 60 % dans les jours qui ont suivi.[]
  3. 3. K. Rogoff (1985), « Can International Monetary Policy Cooperation be Counterproductive? », Journal of International Economics, vol. 18, p. 199-217.[]
  4. 4. J. Frankel et K. E. Rockett (1988), « International Macroeconomic Policy Coordination when Policymakers Do not Agree on the True Model », The American Economic Review, vol. 78, no 3, p. 318-340.[]
  5. 5. G. Oudiz et J. Sachs (1984), « Macroeconomic Policy Coordination among the Industrial Economies », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 1, p. 1-65.[]