Le point sur la situation économique : la montée des taux d’intérêt marque-t-elle le début d’une nouvelle ère?

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Ne t’imagine pas que je sois ce que j’étais… »

William Shakespeare

Introduction

Merci pour votre bon accueil, et merci à la Chambre de commerce du Grand Victoria de m’offrir cette tribune. C’est toujours un réel plaisir d’être dans la belle ville de Victoria.

J’habite la ville de Vancouver, mais je traverse souvent jusqu’à l’île pour venir profiter de la nature resplendissante. J’adore faire le sentier Galloping Goose à vélo et remonter vers le parc régional à Sooke, ou me promener sur les plages du parc Juan de Fuca. Je pourrais passer la journée à faire l’éloge de Victoria et du reste de l’île, mais – en espérant ne pas vous décevoir – je vais me concentrer sur les taux d’intérêt.

Tout d’abord, j’aimerais parler de la décision qu’a prise la Banque du Canada hier de relever le taux directeur à 4¾ %. Je reviendrai brièvement sur nos discussions et les considérations qui ont motivé notre décision.

Ensuite, je prendrai du recul pour considérer leur évolution sur les deux ou trois prochaines années et plus. J’évaluerai à quel niveau les taux d’intérêt devraient se stabiliser une fois l’inflation revenue à ses niveaux habituels, et je me pencherai sur l’éventualité que nous entrions dans une nouvelle ère de taux d’intérêt élevés. Pour ce faire, j’explorerai certains des facteurs qui ont influencé les taux au cours des décennies précédant la pandémie de COVID-19, puis nous verrons en quoi ces facteurs pourraient être en train de changer.

L’évolution à long terme des taux d’intérêt importe pour de nombreuses décisions prises par les ménages et les entreprises. L’entreprise qui planifie un investissement majeur dans une nouvelle usine, et la famille qui s’achète une maison ou une voiture, doivent évaluer le coût de leur financement sur un bon nombre d’années, ce qui implique de se préparer au cas où les taux d’intérêt resteraient élevés plus longtemps que prévu.

Même si je ne prétends pas connaître avec certitude la trajectoire des taux d’intérêt, je peux vous indiquer certaines sources de risque. De cette façon, j’espère pouvoir aider la population canadienne à se tenir prête si nous entrons effectivement dans une nouvelle ère de taux d’intérêt élevés.

Mais comme je le disais, concentrons-nous d’abord sur le présent, puisque vous vous demandez sûrement comment nous en sommes arrivés à notre décision.

Hier, le Conseil de direction de la Banque a relevé le taux directeur à 4¾ %, la première hausse depuis janvier.

Quand nous avons décidé de faire une pause il y a cinq mois, nous avons dit que nous avions besoin de temps pour évaluer si notre resserrement monétaire énergique – une hausse de 425 points de base en moins d’un an – était suffisamment restrictif pour ramener l’inflation à la cible de 2 %. Autrement dit, nous voulions attendre qu’il y ait une accumulation de données indiquant que l’offre et la demande se rééquilibraient, et que les pressions sur les prix diminuaient de façon compatible avec l’atteinte de cette cible.

Quand nous nous sommes réunis pour la décision d’avril, nous commencions à voir des signes qu’il faudrait peut-être resserrer la politique monétaire davantage, et avons donc discuté de la possibilité de relever le taux directeur. À ce moment-là, nous étions préoccupés par l’inflation fondamentale élevée et les conditions tendues sur le marché du travail, y compris par la forte croissance des salaires. Nous avons aussi parlé de la possibilité que la demande des consommateurs soit plus robuste que prévu.

Les données reçues depuis avril ont fait pencher la balance en faveur d’une hausse. Nous avons désormais une accumulation de données – pour tout un éventail d’indicateurs économiques – qui laissent croire que la demande excédentaire au pays est plus persistante que nous le pensions, ce qui accroît le risque que la baisse de l’inflation stagne. C’est pourquoi nous avons décidé de relever le taux directeur.

Penchons-nous tout d’abord sur la croissance économique, qui a rebondi au premier trimestre de 2023 pour atteindre 3,1 %. À 5,8 %, la croissance de la consommation, en particulier, a été très forte, portée par la nette hausse des dépenses des ménages en biens et en services. Nous ne nous attendions pas à ça. Nous avions prévu que la croissance de la demande de services commencerait à s’affaiblir, mais les gens continuent de renouer avec les voyages, les sorties et les repas au restaurant. Ce qui nous a encore plus surpris, c’est la force du rebond des dépenses en biens, surtout du côté des biens sensibles aux taux d’intérêt, comme les meubles et les électroménagers. Nous avons aussi examiné les signes d’un retour des acheteurs sur le marché du logement, en dépit de l’offre encore limitée – une situation qui pourrait renforcer les pressions inflationnistes.

Nous nous sommes demandé dans quelle mesure la vigueur de la consommation pourrait s’expliquer par la forte immigration, la persistance de la demande refoulée et la résolution continue des problèmes d’approvisionnement. Nous avons déterminé que, même si ces facteurs n’ont pas tous le même poids, il reste que la dynamique de la demande semble plus forte que prévu.

Nous avons également parlé du marché du travail. Malgré une diminution du nombre de postes vacants, le taux de chômage demeure près d’un creux historique. Davantage de travailleurs entrent au Canada et ils sont embauchés très rapidement, ce qui montre à quel point le marché du travail reste tendu.

En ce qui concerne l’inflation, nous avons parlé de son augmentation inattendue, de 4,3 % en mars à 4,4 % en avril. Même si ça semble bien peu, c’est à l’opposé de ce que nous avions prévu et les facteurs derrière ce mouvement sont préoccupants. En particulier, les mesures de l’inflation fondamentale sur trois mois sont encore élevées, et leur diminution semble avoir ralenti. L’accélération de l’inflation dans le secteur des biens nous a surpris en avril, car il s’agissait d’un revirement après des mois de décélération. Nous continuons toutefois de nous attendre à ce que l’inflation globale ait ralenti en mai et se situe près de 3 % plus tard cet été. Ces attentes s’expliquent en grande partie par les prix plus bas de l’énergie et ce qu’on appelle les « effets de glissement annuel », c’est-à-dire la comparaison des hausses de prix actuelles avec les très fortes hausses d’il y a un an.

Pour résumer, à la lumière de la dynamique récente de l’inflation fondamentale et de la demande excédentaire continue, nous avons convenu qu’il y avait maintenant un plus grand risque que l’inflation globale reste coincée nettement au-dessus de la cible de 2 %. Sur la base de l’accumulation de données, nous avons décidé de relever le taux directeur pour ralentir la demande et rétablir la stabilité des prix.

Nous en aurons plus à dire sur tout cela dans notre prévision de juillet.

Nous sommes conscients que ce cycle de resserrement a été éprouvant pour bon nombre de Canadiennes et de Canadiens. Mais l’autre option – ne rien faire pour maîtriser l’inflation – aurait eu de bien pires conséquences, surtout pour les personnes qui vivent avec un faible revenu ou un revenu fixe. Quand l’inflation reste stable autour de la cible de 2 %, il n’y a pas à craindre que le coût de la vie varie brusquement. La stabilité des prix permet aux ménages et aux entreprises de faire des projets, des budgets et des investissements avec confiance. Et, en retour, l’économie fonctionne mieux. C’est pourquoi la Banque reste déterminée à prendre les mesures nécessaires pour ramener l’inflation à la cible de 2 %.

L’évolution des taux d’intérêt décortiquée

Voilà donc ce que j’avais à dire sur la décision d’hier, ce qui vous donne surtout une idée des considérations examinées par la Banque à court terme. Maintenant, regardons les facteurs qui influencent les taux d’intérêt sur le long terme.

Commençons par analyser les 25 années qui ont précédé la pandémie, où les taux d’intérêt à long terme suivaient clairement une tendance baissière (graphique 1). On parle ici d’une tendance marquée, qu’il s’agisse des prêts hypothécaires, des prêts aux entreprises ou des obligations d’État.

Pour mieux comprendre les facteurs à l’origine de cette tendance, on gagnera à faire la différence entre trois types de taux d’intérêt : taux nominal, taux réel et taux neutre.

Commençons par les deux premiers. Les taux d’intérêt affichés par un courtier hypothécaire ou fixés par la Banque sont dits « nominaux ». Pour arriver au taux réel, il suffit d’en soustraire l’inflation. Par exemple, pour un taux nominal de 5 % dans un contexte d’inflation stable de 2 %, le taux d’intérêt réel est de 3 %.

Pourquoi est-ce important? Parce que c’est le taux réel qui nous indique dans quelle mesure il est avantageux d’épargner ou coûteux d’emprunter.

Prenons un exemple parlant : vous avez 2 000 $ à dépenser pour un voyage dans l’Okanagan et vous hésitez à y aller cette année ou à continuer d’épargner encore quelques années. Si le taux d’intérêt nominal est de 5 % et que l’inflation est à 2 %, dans trois ans, votre voyage de 2 000 $ coûtera environ 2 120 $, tandis que votre épargne aura fructifié pour atteindre un peu plus que 2 300 $. Vous aurez donc gagné quelque 180 $, ce qui représente un taux d’intérêt réel de 3 %. Vous pourriez utiliser ce surplus pour prolonger votre séjour ou choisir un meilleur hôtel, et c’est là que le taux réel peut indiquer le pouvoir d’achat supplémentaire que vous procurera votre épargne. À l’inverse, si vous empruntez à un taux réel de 3 %, ce taux représente le pouvoir d’achat auquel vous renoncez pour honorer vos dettes.

Quand on regarde le rendement réel d’une obligation du gouvernement du Canada à 10 ans dans le graphique 2, on voit que la baisse des taux nominaux illustrée par le graphique 1 reflète essentiellement un recul des taux réels. Ce constat ne devrait pas nous surprendre, puisque l’inflation est restée plutôt stable, près de la cible de 2 %, sur la période de 25 ans qui a précédé la pandémie. On peut aussi voir que cette baisse des taux à long terme n’était pas propre au Canada : il y a eu des baisses similaires dans la plupart des économies avancées.

Pour expliquer cette tendance à la baisse des taux réels à long terme, penchons-nous sur le concept de taux neutre. D’abord, notons que les taux réels à long terme indiquent généralement là où les marchés s’attendent à voir les taux réels à court terme dans 5 ou 10 ans. Ce laps de temps est important parce que la plupart des économistes s’entendent pour dire que, dans cet horizon, les taux réels échappent à l’influence de la politique monétaire et dépendent plutôt de facteurs structurels plus profonds. Ce sont ces facteurs qui déterminent ce que les économistes appellent le taux neutre réel, soit le niveau auquel les taux réels à court terme devraient se stabiliser au fil du temps1.

On peut voir le taux neutre comme une ancre. À l’heure actuelle, la mer est agitée parce que nous ressentons encore les chocs de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Cette ancre se trouve néanmoins à l’endroit où la Banque s’attend à voir les taux réels une fois que l’effet de ces chocs s’estompera, que l’inflation reviendra à la cible de 2 % et que l’économie aura retrouvé son équilibre.

Précisons que le taux neutre n’est pas facile à déterminer, et qu’il n’est pas statique. Il est porté par les facteurs structurels que je viens de mentionner, et au fil du temps, ces facteurs entraînent aussi tous les taux d’intérêt de l’économie, que ce soit le taux directeur de la Banque ou les taux à l’emprunt. Par conséquent, pour bien saisir les tendances à la baisse dont je viens de parler, il est important de comprendre comment s’établit le taux neutre réel, et quelle sorte de facteurs structurels a pu le faire descendre durant les 25 années qui ont précédé la pandémie.

Le taux neutre réel : ses facteurs déterminants et leur évolution

Passons maintenant aux facteurs déterminants du taux neutre réel. Il s’agit essentiellement de l’équilibre entre l’épargne et l’investissement sur le moyen et long terme. Ici, l’idée de base est que l’épargne des ménages passe par le système financier pour servir à financer les investissements des entreprises. L’épargne et l’investissement doivent s’équilibrer.

Lorsque les ménages sont très portés sur l’épargne, mais que les entreprises ont peu d’occasions d’investissement, le taux neutre doit baisser pour équilibrer le tout. Au contraire, lorsque les entreprises ont de nombreuses occasions d’investissement très lucratives et que les ménages ont peu envie d’épargner, le taux neutre se relève.

Le Canada étant une petite économie ouverte, c’est l’équilibre mondial de l’épargne et de l’investissement qui joue le plus sur son taux neutre réel. La plupart des économies avancées sont dans le même bateau, et c’est pourquoi les tendances illustrées par le graphique 2 se ressemblent autant d’un pays à l’autre.

Pour comprendre ces tendances, il faut penser aux facteurs structurels qui ont pu exercer, à l’échelle mondiale, une pression à la hausse sur l’épargne ou une pression à la baisse sur l’investissement. La figure 1 illustre l’interaction de ces facteurs et montre qu’en s’intensifiant, le désir d’épargne des ménages devrait faire baisser le taux neutre (diagramme au centre), qui descendra encore plus si les occasions d’investissement des entreprises se raréfient en parallèle (diagramme du bas).

Même si je ne pourrai pas aborder tous les facteurs potentiels aujourd’hui2, j’aimerais insister sur quatre d’entre eux qui sont largement reconnus comme ayant été déterminants au cours des dernières décennies; trois concernent l’épargne, et l’autre concerne l’investissement.

Démographie et vieillissement

Le premier facteur est celui de la démographie. Depuis 20 ans, au Canada ou ailleurs, la génération du baby-boom se rapproche de la fin de sa vie active. C’est un point important, car les gens ont tendance à épargner plus à l’approche de la retraite. Une personne dans la vingtaine ne va probablement pas épargner autant qu’un quadragénaire ou quinquagénaire. Parce que d’une part, avec l’âge, la retraite et le besoin d’épargne qu’elle engendre deviennent une préoccupation plus présente. D’autre part, à un stade plus avancé de sa carrière, il est aussi probable qu’un individu bénéficie d’un salaire plus élevé pour alimenter son épargne. Ce stade de la vie active où l’épargne prend plus de place touchait de grandes proportions de la population des économies avancées, ce qui a été à la fois une source de pressions à la hausse sur l’épargne mondiale et de pressions à la baisse sur les taux réels. Puisque ces effets ont été renforcés par l’allongement de l’espérance de vie, les ménages ont dû épargner davantage que les générations précédentes pour se préparer à une plus longue retraite3.

Intégration de la Chine et d’autres pays à forte épargne dans l’économie mondiale

L’ascension rapide de la Chine et d’autres pays à revenu intermédiaire et à faible revenu constitue le second facteur. Dans bon nombre de ces pays, les taux d’épargne ont été importants au cours des dernières décennies. Cet état de fait est, en partie, une réponse aux crises financières du passé, mais montre aussi la fragilité des systèmes financiers et des régimes de sécurité sociale de ces pays. Si vous ne pouvez pas souscrire une assurance ou un emprunt, ou n’avez pas de régime de retraite solide, le seul moyen de surmonter ces lacunes, c’est alors d’épargner davantage. Les tendances démographiques analogues à celles que j’ai décrites plus haut auraient également renforcé l’épargne dans certains de ces pays. Par conséquent, cette épargne a représenté de nouveaux flux financiers substantiels qui ont accentué les pressions à la baisse sur les taux réels à la faveur de la croissance de ces pays et de leur intégration dans l’économie mondiale4.

Montée des inégalités

La progression des revenus et des inégalités de richesse forme le troisième facteur. Cette évolution a été beaucoup moins marquée au Canada que dans des pays comme les États-Unis, mais elle a son importance pour l’épargne mondiale. La montée des inégalités se traduit par une concentration accrue des ressources parmi les ménages mieux nantis, qui ont tendance à épargner plus que la moyenne. Cette montée des inégalités exerce de plus en plus de pressions à la baisse sur les taux d’intérêt réels5.

L’absence d’investissement, une énigme

Le quatrième facteur se trouve du côté de l’investissement. Fait étonnant, dans les années qui ont précédé la pandémie, l’investissement dans les économies avancées s’est maintenu à des niveaux plutôt bas malgré la chute des taux d’intérêt réels. Si l’épargne avait été le seul déterminant, le recul des taux réels aurait dû enclencher une hausse de l’investissement (figure 1, diagramme au centre). Or, ce n’est pas ce que l’on voit. Un autre facteur doit avoir freiné l’investissement pendant cette période en intensifiant les pressions à la baisse sur les taux réels.

Les raisons précises de cette absence d’investissement6 ne sont pas faciles à cerner, mais j’avancerais trois explications possibles. Tout d’abord, il est probable qu’il y ait eu moins d’occasions d’investissement lucratives, les meilleures occasions ayant été prises. Ensuite, la concurrence recule : dans bien des secteurs, de grandes entreprises aux reins solides ont accédé à une position dominante et compliquent l’essor de nouveaux joueurs plus innovants. Enfin, les investisseurs ont changé de cible, en délaissant les actifs corporels – comme les moteurs d’aéronefs ou les appareils ménagers – au profit d’actifs numériques ou incorporels sans doute plus difficiles à financer et à utiliser en garantie7.

Quelle trajectoire prendront désormais les taux réels?

Ensemble, les quatre facteurs que je viens de présenter ont joué un rôle dans la chute des taux réels au cours des 25 ans précédant la pandémie. Il s’agit maintenant de savoir quelle sera la trajectoire des taux après la pandémie.

Autour de cette question, il y a une grande incertitude, et les économistes sont loin d’être du même avis. À la base, il faut bien comprendre que la plupart des facteurs structurels qui influent sur le taux neutre sont lents à changer. Dans ces conditions, il ne faut pas s’attendre à des changements majeurs en quelques années.

Le Fonds monétaire international va dans ce sens. L’institution ne voit pas de signes probants d’une variation des taux neutres dans les économies avancées par rapport aux estimations pré-pandémie8. De même, les analyses les plus récentes tirées de nos propres modèles montrent que le taux neutre au Canada ne s’est pas beaucoup écarté de ses valeurs d’avant la pandémie et se situe actuellement entre 0 et 1 % en termes réels, ou entre 2 et 3 % en termes nominaux9.

Ces fourchettes sont les valeurs de notre scénario de référence : nous pensons que les taux à court terme s’établiront à ces niveaux lorsque l’inflation aura retrouvé son rythme de croisière. Par contre, les risques entourant ces valeurs sont haussiers. En effet, il serait justifié de croire qu’une partie des quatre facteurs que j’ai énoncés sont déjà en voie de plafonner ou même de changer de cap. Ainsi, il devient peu probable que le taux neutre réel descende en dessous des valeurs estimées avant la pandémie. Il existe même un risque significatif que ce taux augmente10.

Prenons la démographie et le vieillissement. Nombreux sont les pays où de larges parts de la population n’épargnent plus en prévision de la retraite, mais sont déjà à la retraite et, par conséquent, à un stade où elles puisent dans leurs économies. En soi, cela devrait exercer des pressions à la baisse sur l’épargne mondiale, et à la hausse sur les taux d’intérêt réels, même s’il est difficile de prévoir leur ampleur respective et le moment où ces pressions se produiront.

Et la question ne touche pas que la génération du baby-boom dans les économies avancées : en Chine, la politique de l’enfant unique a abouti à un changement démographique analogue et causé une décrue des flux d’épargne qui irriguent l’économie mondiale11. De plus, il paraît peu probable qu’un autre pays à faible revenu ou à revenu intermédiaire arrive, dans les années à venir, à injecter dans l’économie mondiale une masse de fonds comparable à celle des épargnants chinois, à moins d’un changement structurel ou politique d’envergure. Par ailleurs, les tensions géopolitiques pourraient rendre certains pays moins enclins ou moins aptes à faire entrer leur épargne dans le système financier international qu’ils ne l’étaient au cours des 25 dernières années avant la pandémie.

Quant à la montée des inégalités, une partie des facteurs à son origine seraient en train de perdre de leur influence, ce qui amènerait un relâchement des pressions à la baisse sur les taux réels. Par exemple, contrairement à ce que l’on observait dans les années 2000, la mondialisation marque aujourd’hui le pas12, et les tensions géopolitiques que je viens d’évoquer pourraient même la faire régresser. Cela pourrait alors créer moins d’inégalités dans les économies avancées, où la mondialisation n’a généralement pas bénéficié à tous de la même manière13. Le vieillissement de la population pourrait faire reculer davantage les inégalités de richesse, car le nombre croissant de départs à la retraite rend la main-d’œuvre plus rare que le capital.

Enfin, sur l’absence d’investissement, la transition vers une économie décarbonée ouvre de nouvelles perspectives d’investissement majeur dans les technologies et les infrastructures vertes. D’autre part, les progrès rapides de l’intelligence artificielle pourraient nous aider à contrer certaines des faiblesses que j’ai signalées du côté de l’investissement. Pour toutes ces raisons, nous sommes peut-être à la veille d’une nouvelle ère d’investissements publics et privés : ce changement pourrait se traduire par des pressions à la hausse sur les taux d’intérêt réels.

Conclusion

Comme vous pouvez le voir, des facteurs structurels importants vont influencer les taux d’intérêt en cette période post-pandémie, et au-delà. Pour résumer mes propos d’aujourd’hui, notons qu’il est possible de voir se réaliser un scénario de référence où le taux neutre réel demeurerait à ses niveaux d’avant la pandémie, mais que les risques semblent surtout haussiers. Pour la Banque, il est plus probable que les taux d’intérêt réels à long terme restent au-dessus de ces niveaux, et non l’inverse.

Maintenant, quoi faire avec cette information? En bref, il faut être prévoyant. En soulignant le rôle de certains facteurs déterminants des taux d’intérêt réels à long terme, et leur évolution possible, j’espère aider les gens à mieux se préparer au cas où nous serions entrés dans une ère nouvelle aux taux d’intérêt structurellement plus élevés. Il suffit de voir les récentes tensions qu’a connues le secteur bancaire international pour trouver des exemples de mauvaise planification face à la possibilité d’une hausse des taux d’intérêt.

J’ai pu expliquer pourquoi la trajectoire des taux réels restait empreinte d’une forte incertitude. Permettez-moi en revanche de revenir aux taux nominaux. Ces taux, ne l’oubliez pas, sont influencés par l’inflation. Que ce soit clair : il ne devrait y avoir que très peu d’incertitude concernant la trajectoire de l’inflation à moyen et long terme. La Banque s’est engagée à rétablir la stabilité des prix en ramenant l’inflation à la cible de 2 %.

Comme je l’ai dit plus tôt, nous sommes conscients que la montée des taux d’intérêt est dure pour tout le monde. Mais nous savons que les choses seraient pires si l’inflation élevée devait persister. Notre décision de relever le taux directeur hier n’a pas été prise à la légère : nous avons jugé que c’était une mesure nécessaire sur la base de l’accumulation de données que je vous ai présentées aujourd’hui. Je le répète : la Banque est déterminée à rétablir la stabilité des prix pour le bien de toute la population canadienne.

Je vous remercie de votre attention. Je suis maintenant prêt à répondre à vos questions.

J’aimerais remercier Thomas Carter et Ali Jaffery de m’avoir aidé à préparer ce discours.

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  1. 1. La Banque mentionne souvent le taux neutre nominal, mais pour ma part, je vais me concentrer sur le taux neutre réel parce que c’est véritablement cette composante qui est influencée par les facteurs structurels évoqués. On calcule le taux neutre nominal en additionnant la cible d’inflation de la Banque, soit 2 %, au taux neutre réel.[]
  2. 2. Parmi les autres facteurs soulignés dans la littérature, notons les changements de politique budgétaire, la demande et l’offre d’actifs sûrs et le prix relatif de l’investissement. Entre autres nombreux auteurs, voir L. Rachel et L. H. Summers (2019), « On Secular Stagnation in the Industrialized World », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 50, p. 1-76; L. Rachel et T. D. Smith (2017), « Are Low Interest Rates Here to Stay? », International Journal of Central Banking, vol. 13, no 3, p. 1-42. Dans les modèles théoriques, le taux neutre réel est couramment associé à la croissance tendancielle, bien que les données empiriques à ce sujet ne soient pas toujours probantes. Voir K. G. Lunsford et K. D. West (2019), « Some Evidence on Secular Drivers of US Safe Real Rates », American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 11, no 4, p. 113-139.[]
  3. 3. Pour des précisions sur les phénomènes démographiques à l’œuvre, voir G. B. Eggertsson, N. R. Mehrotra et J. A. Robbins (2019), « A Model of Secular Stagnation: Theory and Quantitative Evaluation », American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 11, no 1, p. 1-48; E. Gagnon, B. K. Johannsen et D. López-Salido (2021), « Understanding the New Normal: The Role of Demographics », IMF Economic Review, vol. 69, no 2, p. 357-390.[]
  4. 4. Entre autres sources, voir B. S. Bernanke, The Global Saving Glut and the U.S. Current Account Deficit, discours prononcé le 10 mars 2005 devant la Virginia Association of Economists, dans le cadre de la conférence Sandridge à Richmond (Virginie); R. J. Caballero, E. Farhi et P.-O. Gourinchas (2008), « An Equilibrium Model of ‘Global Imbalances’ and Low Interest Rates », American Economic Review, vol. 98, no 1, p. 358-393; N. Coeurdacier, S. Guibaud et K. Jin (2015), « Credit Constraints and Growth in a Global Economy », American Economic Review, vol. 105, no 9, p. 2838-2881. []
  5. 5. Voir J. Platzer et M. Peruffo (2022), « Secular Drivers of the Natural Rate of Interest in the United States: A Quantitative Evaluation », Fonds monétaire international, étude no 2022/030; L. Straub (2019), « Consumption, Savings, and the Distribution of Permanent Income », Harvard University Department of Economics.[]
  6. 6. L’expression anglaise « missing investment puzzle » est attribuée au gouverneur de la Banque d’Angleterre, Andrew Bailey, qui l’a utilisée dans un récent discours. Voir A. Bailey (2022), The economic landscape: structural change, global R* and the missing-investment puzzle (discours prononcé le 12 juillet 2022 devant l’Official Monetary and Financial Institutions Forum).[]
  7. 7. Pour en savoir plus sur ces trois facteurs, voir R. J. Gordon (2012), « Is U.S. Economic Growth Over? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds », National Bureau of Economic Research Working Paper no 18315; G. Gutiérrez et T. Philippon (2017), « Investmentless Growth: An Empirical Investigation », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 48, no 2, p. 89-169; Bailey (2022).[]
  8. 8. Voir la version anglaise du chapitre 2 (« The Natural Rate of Interest: Drivers and Implications for Monetary Policy ») de la livraison d’avril 2023 des Perspectives de l’économie mondiale publiées par le FMI (un résumé existe en français).[]
  9. 9. Des précisions sur la plus récente estimation par la Banque du taux neutre au Canada, et sur le modèle nouvellement enrichi qui la renforce, sont données dans J. Champagne, C. Hajzler, D. Matveev, H. Melinchuk, A. Poulin-Moore, G. K. Ozhan, Y. Park et T. Taskin (2023), « Potential output and the neutral rate in Canada: 2023 assessment », note analytique du personnel de la Banque du Canada 2023-6; M. Kuncl et D. Matveev (2023), « The Canadian Neutral Rate of Interest through the Lens of an Overlapping-Generations Model », document d’analyse du personnel de la Banque du Canada 2023-5. Sur la dernière estimation réalisée par la Banque avant la pandémie, voir T. J. Carter, X. S. Chen et J. Dorich (2019), « Le taux neutre au Canada : mise à jour de 2019 », note analytique du personnel de la Banque du Canada 2019-11.[]
  10. 10. Pour un panorama complet d’un bon nombre de ces questions, voir C. Goodhart et M. Pradhan (2020), The Great Demographic Reversal: Ageing Societies, Waning Inequality, and an Inflation Revival, Cham (Suisse), Palgrave Macmillan.[]
  11. 11. Voir L. Zhang, R. Brooks, D. Ding, H. Ding, H. He, J. Lu et R. Mano (2018), China’s High Savings: Drivers, Prospects, and Policies, Fonds monétaire international, étude no 2018/277.[]
  12. 12. Voir S. Aiyar et A. Ilyina (2023), Charting Globalization’s Turn to Slowbalization After Global Financial Crisis, IMF Blog.[]
  13. 13. Voir D. Autor, D. Dorn et G. H. Hanson (2016), « The China Shock: Learning from Labor-Market Adjustment to Large Changes in Trade », Annual Review of Economics, vol. 8, p. 205-240.[]