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Composer avec l'incertitude dans la conduite de la politique monétaire

Bonjour. Je suis ravie d'être ici pour vous souhaiter tout le succès possible alors que vous amorcez les préparatifs des célébrations du 60e anniversaire du CFA Institute.

Aujourd'hui, je veux traiter de la gestion de l'incertitude. Je sais que l'incertitude fait partie du quotidien des analystes financiers agréés. Elle représente aussi une réalité incontournable pour les banquiers centraux. Pour reprendre les mots d'Alan Greenspan : « L'incertitude n'est pas seulement un élément déterminant du paysage de la politique monétaire, mais une caractéristique distinctive de celui-ci 1. »

Dans mon discours, je compte discuter de l'incertitude inhérente à la formulation de la politique monétaire et décrire les stratégies que nous utilisons à la Banque du Canada afin de composer avec elle. Je tiens à préciser que l'incertitude dont je vais parler se rapporte aux modèles, aux indicateurs et aux données auxquels nous avons recours dans la conduite de la politique monétaire et non à ce que nous appelons les « risques » qui pèsent sur les perspectives économiques, c'est-à-dire les risques liés à notre scénario « de référence ». Pour illustrer concrètement mes propos, je ferai référence à la façon dont nous estimons la production potentielle de l'économie. Mais d'abord, je crois qu'il serait utile d'exposer brièvement l'objectif visé par la politique monétaire.

L'objectif de la politique monétaire

Le but premier de la politique monétaire est de contribuer au dynamisme durable de l'économie nationale et, ainsi, à l'amélioration du niveau de vie des Canadiens et des Canadiennes. L'expérience révèle que la meilleure façon dont une banque centrale peut atteindre ce but, compte tenu des instruments dont elle dispose, est de maintenir l'inflation à un niveau bas et stable. Un taux d'inflation bas et stable accroît la confiance dans la valeur future de la monnaie et permet de mieux décoder les signaux transmis par les prix. Ces avantages, à leur tour, aident les consommateurs, les épargnants et les investisseurs à prendre des décisions économiques plus judicieuses. La Banque du Canada s'est dotée d'un objectif clair : le maintien du taux d'accroissement annuel de l'indice des prix à la consommation aussi près que possible de 2 %. Cet objectif, conjugué à notre cadre transparent nous permettant de l'atteindre, aide à ancrer les attentes d'inflation et ajoute une bonne dose de certitude à l'environnement économique et financier.

Un aspect essentiel de la maîtrise de l'inflation et de la promotion d'une croissance durable est de faire en sorte que l'économie fonctionne de pair avec sa capacité de production. Cela signifie que la banque centrale doit bien évaluer cette capacité, que l'on appelle la production potentielle de l'économie. Celle-ci n'est pas directement mesurable. En outre, elle change avec le temps, sous l'effet de l'évolution de la productivité, du stock de capital et de la composition de la main-d'oeuvre. C'est pourquoi, en essayant de maintenir l'équilibre entre la demande et la capacité de l'économie de produire à un rythme soutenable, la Banque est aux prises avec des variables qui sont à la fois difficiles à mesurer et changeantes.

Lorsque la demande globale pousse l'économie au-delà de sa capacité et, de ce fait, menace de faire monter l'inflation au-dessus du taux visé, la Banque relève son taux directeur, toutes choses égales par ailleurs. De manière symétrique, quand les capacités inutilisées exercent des pressions à la baisse sur l'inflation, ce qui risque de la faire glisser sous la cible, la Banque abaisse son taux directeur, toutes choses égales par ailleurs.

Bien entendu, l'expression toutes choses égales par ailleurs sous-entend justement bien des choses.

Une première difficulté réside dans les mouvements persistants des prix relatifs, qui peuvent influer sur l'inflation. Par exemple, une diminution tendancielle des prix des biens de consommation importés exerce directement une pression à la baisse sur l'inflation, étant donné que les prix de ces biens sont inclus dans l'indice des prix à la consommation. L'économie jouit ainsi d'une marge de manoeuvre qui lui permet de fonctionner à un niveau plus élevé qu'il ne le serait normalement.

Les décalages qui séparent une mesure de politique monétaire de ses effets viennent en outre compliquer la donne. Si un changement du taux directeur peut commencer à se répercuter assez rapidement sur la production, il faut généralement compter de 18 à 24 mois pour qu'il fasse sentir pleinement ses effets sur l'inflation. C'est pourquoi la Banque doit adopter une approche prospective et fonder ses décisions sur les projections concernant les pressions futures sur l'inflation. C'est aussi la raison pour laquelle, dans nos délibérations menant à l'établissement du taux directeur approprié, nous tentons de filtrer le « bruit » du moment pour dégager les tendances fondamentales de l'économie. Nous devons faire abstraction de la volatilité temporaire à court terme qui aura disparu lorsque nos mesures feront sentir leurs effets sur l'inflation.

Les chocs subis par l'économie constituent une complication supplémentaire connexe. Au-delà de l'élément de surprise initial, il peut y avoir de l'incertitude quant à l'ampleur de l'incidence du choc, à la façon dont l'économie sera touchée et à la durée du choc.

Essayez d'imaginer la manoeuvre d'un navire. Le capitaine doit régulièrement vérifier la position de son navire à l'aide de divers instruments et lectures et examiner les cartes pour voir s'il n'y a pas d'obstacles à l'horizon, puis se servir de son jugement pour décider de la meilleure route à suivre pour arriver à destination en toute sécurité. De la même façon, une banque centrale ne peut observer directement tout ce qui s'en vient et doit donc avoir recours à des modèles, des données et des indicateurs, puis exercer son jugement pour déterminer la trajectoire la plus propice pour l'atteinte de l'objectif de la politique monétaire. Et l'économie, tout comme un gros navire, met un certain temps à réagir à un changement de cap.

Toutefois, contrairement aux instruments précis et aux lectures fiables dont dispose le capitaine, nos modèles, nos données et nos indicateurs ne fournissent qu'une information approximative. Ce sont des outils précieux pour nous guider dans la conduite de la politique monétaire, mais ils sont entachés de beaucoup d'incertitude. Par définition, les modèles sont des représentations simplifiées de la réalité et ne pourront jamais refléter toute la complexité d'une économie dynamique. Nos principaux indicateurs sont tirés de données, mais les données que nous utilisons font souvent l'objet de révisions majeures. Et pour certaines variables essentielles à la conduite de la politique monétaire – c'est le cas notamment de la production potentielle –, il n'existe aucune mesure directe. Notre destination demeure cependant très claire : atteindre la cible d'inflation de 2 %.

Alors, comment la Banque du Canada compose-t-elle avec l'incertitude inhérente aux modèles, aux indicateurs et aux données qu'elle utilise lorsqu'elle met en oeuvre sa politique monétaire 2

Parer à l'incertitude

En tant qu'analystes financiers agréés, vous connaissez sûrement les travaux de Peter Bernstein sur le risque. Selon lui, il faut traiter l'incertitude comme un « ami », avec soin et considération, et en portant attention aux conséquences 3. Et c'est ce qu'on pense aussi à la Banque du Canada. Nous traitons donc l'incertitude liée aux modèles et aux données – ainsi que les risques entourant les perspectives – avec soin et considération, et en portant attention aux conséquences.

Revenons au capitaine du navire. Tout comme lui, nous devons commencer par faire le point. Cela signifie connaître, entre autres facteurs exerçant une influence sur l'inflation, le niveau courant de la production par rapport au potentiel de production. Pour ce faire, nous exécutons d'abord nos modèles de production potentielle en utilisant les données les plus à jour et les révisions, ce qui nous informe de l'évolution récente. Cependant, nous examinons également toute une gamme d'autres données et indicateurs afin de nous faire une idée de la situation à ce moment-là. Nous devons ensuite prévoir ce qui s'en vient; c'est-à-dire que nous tentons d'évaluer le rythme d'expansion futur de la production potentielle et celui de l'économie ainsi que la tendance de l'inflation. Nous nous fions à notre jugement pour décider de la voie à suivre, en ne perdant pas de vue que l'économie est un « navire » qui réagit lentement à un changement du taux directeur et qu'elle peut être frappée par des vents contraires. Et parce que les données sur l'inflation et la production nous parviennent mensuellement, nous pouvons changer de cap, si nécessaire, aux prochaines dates d'annonce du taux directeur.

Permettez-moi de donner quelques précisions à ce sujet. En menant la politique monétaire, la Banque a recours à trois grandes stratégies afin d'atténuer l'incertitude.

D'abord, nous utilisons divers modèles pour établir des projections économiques et examiner différentes hypothèses concernant les variables clés. Le recours à plusieurs modèles permet d'obtenir une information complète et de réaliser une analyse exhaustive; il aide en outre à prévenir les erreurs en matière de politique monétaire qui pourraient découler de l'utilisation d'un seul modèle économique. Ceux que nous employons vont des modèles indicateurs à équation unique aux modèles de forme réduite à équations multiples, en passant par les modèles dynamiques et stochastiques d'équilibre général tel que TOTEM, notre plus récent modèle de l'économie canadienne 4.

La deuxième stratégie utilisée pour réduire l'incertitude consiste à rassembler un large éventail d'informations et d'indicateurs avant de prendre une décision concernant le taux directeur. Cela englobe des mesures quantitatives et qualitatives, portant notamment sur l'évolution économique nationale et internationale, les perspectives des entreprises à l'échelle régionale, les conditions monétaires et du crédit, de même que le point de vue et les attentes des acteurs des marchés financiers. La Banque tente de dégager de ces informations les tendances fondamentales, tout en faisant abstraction du « bruit ». Elle examine de près les éléments qui confirment ou non ces tendances.

Finalement, la Banque exerce un jugement. Pour ce faire, elle s'appuie sur un comité qui discute des enjeux et en vient à une décision. Fait intéressant à noter, des études donnent à penser que la composition d'un comité et la structure d'une réunion peuvent influer sur la qualité du processus décisionnel, tant dans les banques centrales que dans d'autres organisations 5. À la Banque, ce comité s'appelle Conseil de direction. Il se compose du gouverneur, du premier sous-gouverneur et de quatre sous-gouverneurs. Il est conseillé par des membres du personnel et le Comité d'examen de la politique monétaire, lequel examine les informations et les projections et soulève des questions. On encourage les discussions et les débats en toute franchise. Les divergences d'opinions exprimées par les membres viennent enrichir la prise de décisions. On tire ainsi profit d'un principe que James Surowiecki appelle la « sagesse des foules » 6. Ces divergences d'opinions découlent en grande partie des différences dans les évaluations des divers aspects des analyses présentées par le personnel de la Banque. L'objectif clair visé par la Banque, à savoir l'atteinte de la cible d'inflation, contribue à orienter les délibérations. Et comme les décisions liées au taux directeur sont prises toutes les six à huit semaines, nous avons souvent l'occasion de sonder le terrain à nouveau et de modifier la trajectoire.

Un bon exemple d'application de ces stratégies est la manière dont nous estimons la production potentielle. C'est un élément important dans la compréhension de la dynamique de l'inflation à long terme, mais, comme je l'ai dit plus tôt, il ne peut être mesuré directement. Nous ne savons pas avec certitude si nos modèles représentent fidèlement la production potentielle, surtout lorsque l'économie subit de grands changements structurels. De plus, certaines données utilisées dans ces modèles sont souvent révisées, ce qui rend la tâche encore plus difficile.

En plus de prendre en considération les indications fournies par nos modèles, nous tenons compte de divers indicateurs des pressions sur l'appareil de production. Ces indicateurs englobent le taux d'utilisation des capacités, les mesures des pénuries de main-d'oeuvre, les taux d'inoccupation des immeubles, les résultats des enquêtes trimestrielles menées auprès des entreprises par nos bureaux régionaux et l'évolution récente de l'inflation par rapport aux attentes. Bien sûr, nous examinons aussi des éléments qui ont une influence plus directe sur l'inflation, comme les prix à l'importation, les pressions sur les coûts (le rapport entre salaires et productivité, par exemple) et les attentes d'inflation.

Je dois aussi mentionner que nous rencontrons, régulièrement, des gens d'affaires de divers secteurs afin de discuter de leurs intentions d'investissement et d'embauche, des coûts qu'ils pratiquent et de leurs décisions en matière de fixation des prix ainsi que des contraintes auxquelles ils peuvent faire face. Les renseignements que nous obtenons dans ces rencontres nous aident à interpréter les chiffres et orientent notre jugement.

Naturellement, les stratégies dont je viens de parler sont complémentaires. En les conjuguant, la Banque peut obtenir un tableau complet et équilibré de l'évolution de l'économie canadienne, des perspectives en matière d'inflation et des mesures de politique monétaire qu'il convient de prendre pour maintenir l'inflation à la cible visée à moyen terme.

Conclusion

Permettez-moi de conclure. Dans mon discours aujourd'hui, j'ai expliqué comment la Banque compose avec l'incertitude qui entoure la conduite de la politique monétaire. Cette tâche est exigeante, et elle le restera, en raison des limites de la compréhension d'un phénomène aussi complexe et dynamique que peut l'être une économie moderne intégrée à l'échelle mondiale.

Si la gestion de l'incertitude est une réalité à laquelle toutes les banques centrales sont confrontées, il en existe une forme dont les Canadiens n'ont plus à se soucier, soit celle liée à l'inflation élevée et variable que nous avons subie dans les années 1970 et au début des années 1980. La population peut être assurée que la Banque du Canada continuera d'orienter ses interventions en matière de politique monétaire de manière à atteindre la cible de maîtrise de l'inflation de 2 %, contribuant ainsi à une croissance durable de l'économie canadienne.

L'incertitude constitue peut-être la « caractéristique distinctive » de la politique monétaire, mais notre cible d'inflation claire et le succès que nous connaissons à cet égard nous procurent une assise solide sur laquelle nous pouvons nous appuyer.

  1. 1. A. Greenspan (2003). « Monetary Policy under Uncertainty », discours prononcé lors d'un symposium parrainé par la Banque fédérale de Kansas City, Jackson Hole (Wyoming), août.[]
  2. 2. Pour en savoir plus sur l'incertitude dans la conduite de la politique monétaire, consulter l'article de P. Jenkins et D. Longworth, intitulé « Politique monétaire et incertitude », paru dans la livraison de l'été 2002 de la Revue de la Banque du Canada.[]
  3. 3. P. L. Bernstein (2006). « Risk: The Hottest Four-Letter Word in Financial Markets ». In : Global Perspectives on Investment Management: Learning from the Leaders, Charlottesville (Virginia), R. N. Sullivan et J. J. Diermeier, CFA Institute, p. 221.[]
  4. 4. Pour en savoir plus sur les modèles utilisés par la Banque, consulter les articles de la livraison d'automne 2006 de la Revue de la Banque du Canada.[]
  5. 5. Voir, par exemple, P. Maier (2007). « Monetary Policy Committees in Action: Is There Room for Improvement? ».[]
  6. 6. J. Surowiecki (2004). The Wisdom of Crowds: Why the Many Are Smarter Than the Few and How Collective Wisdom Shapes Business, Economies, Societies and Nations, Toronto, Doubleday.[]