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Les « cryptos », déchiffrés

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Introduction

Bonjour,

Certains parmi vous ont peut-être déjà acheté des bitcoins ou d’autres types de cryptomonnaies ou produits virtuels qui ont été lancés au cours des dernières années. Je ne suis pas ici pour vous donner des conseils sur ces investissements. Je souhaite plutôt vous indiquer où nous en sommes dans notre réflexion au sujet de ces produits virtuels.

Les investisseurs du monde entier ont manifesté un intérêt croissant à leur égard ces dernières années malgré la forte volatilité de leurs valeurs marchandes. À peu près 2 000 actifs numériques sont offerts à l’heure actuelle, et des dizaines d’autres sont lancés tous les mois1. Les volumes de transactions sont presque 100 fois plus élevés qu’il y a deux ans à peine. L’intérêt des médias, souvent propulsé par un puissant effet d’emballement, s’est aussi décuplé. L’effondrement récent des cours de nombreux crypto-actifs – près de 40 % des produits lancés à l’origine n’ont maintenant plus aucune valeur – ne semble pas avoir refroidi l’enthousiasme2.

Tandis que certains investisseurs croient que ces produits ont le potentiel d’être révolutionnaires, d’autres les voient plutôt comme un exemple du « délire populaire et de la folie qui s’empare des foules »3. Les deux points de vue sont peut-être fondés. Les innovations financières ou technologiques provoquent souvent des bulles sur les marchés, puisque les utilisateurs se bousculent pour découvrir quelles seront les applications les plus populaires et les plus lucratives. Pensons à la bulle technologique qui est survenue à la fin des années 1990, lorsque les cours de nombreuses actions des entreprises du monde de l’Internet sont montés en flèche pour atteindre des sommets vertigineux. Pour bien des investisseurs, cette période s’est terminée par des larmes; toutefois, une poignée de nouvelles entreprises qui ont vu le jour à ce moment-là, comme Google et Amazon, ont profondément influencé notre façon de travailler, de nous divertir, de dépenser et de vivre.

La Banque du Canada n’est pas chargée de la réglementation des actifs numériques. En fait, le terme « cryptomonnaies » est mal choisi. Nous préférons parler de « crypto-actifs » parce que, comme je l’expliquerai dans quelques instants, ces produits ne remplissent pas adéquatement les fonctions de base de la monnaie. Au fil de leur évolution, ils pourraient toutefois interférer avec les principales fonctions de la Banque du Canada que sont la politique monétaire, la stabilité financière, les paiements et la monnaie.

Aujourd’hui, je mettrai cette évolution en contexte, je discuterai de la nécessité d’harmoniser la réglementation à l’échelle internationale et je soulignerai les recherches menées par la Banque et ses réponses à l’intérêt du public pour les crypto-actifs.

La monnaie doit inspirer confiance

Les bitcoins et nombre de produits semblables ont été créés dans l’espoir qu’ils deviennent la monnaie de l’avenir. Soutiennent-ils la comparaison avec les monnaies d’hier et d’aujourd’hui? On fait ici référence aux billets de banque, mais aussi aux dépôts bancaires auxquels il est possible d’accéder à l’aide d’une carte de débit ou, pour la génération de vos parents, par chèque4.

Penchons-nous d’abord sur les billets de banque. Une de nos grandes fonctions à la Banque du Canada est de fournir des billets que les Canadiens peuvent utiliser en toute confiance. Il s’agit sans doute de l’aspect le plus visible de notre travail.

Nous payons nos cafés avec de l’argent comptant sans nous poser de questions. Le commerçant dépose l’argent à la banque et utilise les fonds pour acheter des grains de café et payer le salaire de ses employés. L’argent comptant est accepté par toutes les parties. Pourquoi? Il y a plusieurs raisons à cela.

Premièrement, les billets de banque sont un moyen simple, mais efficace, de savoir quelles sommes sont payées et à qui. Comme les billets sont un objet physique, on ne peut pas dépenser le même billet deux fois. Pour effectuer de petites transactions, bien des Canadiens préfèrent encore la simplicité de l’argent comptant. Et même en cas de panne, on peut toujours payer en espèces.

Deuxièmement, l’utilisation de billets de banque permet de préserver la confidentialité des transactions : pas besoin de communiquer à qui que ce soit ses renseignements personnels ou bancaires. L’argent comptant permet d’éviter les risques de piratage ou d’utilisation frauduleuse de votre carte. La confidentialité est une caractéristique controversée, puisque les billets sont un moyen d’échange privilégié pour toutes sortes de transactions illégales. Mais pour des raisons tout à fait légitimes, la plupart des gens attachent une grande importance à la confidentialité de leurs opérations financières.

Troisièmement, nos billets de banque sont dotés des éléments de sécurité les plus perfectionnés, de sorte qu’ils sont difficiles à contrefaire et faciles à vérifier. Nous travaillons aussi étroitement avec les organismes d’application de la loi pour prévenir la contrefaçon.

Quatrièmement, l’acceptation d’une monnaie découle d’une convention sociale. Les gens acceptent l’argent comptant comme mode de paiement parce qu’ils savent que les autres en feront autant. Cette convention est consacrée par la loi : les Canadiens comprennent que la Banque du Canada et la Monnaie royale canadienne détiennent le monopole de l’émission de la monnaie officielle du pays, c’est-à-dire des billets et des pièces ayant cours légal au Canada.

Enfin, les billets de banque sont libellés en dollars et offrent un pouvoir d’achat stable. La Banque du Canada contribue à préserver la valeur des billets en maintenant l’inflation à un niveau bas, stable et prévisible. Depuis le début des années 1990, lorsque nous avons adopté notre cadre de politique monétaire s’appuyant sur une cible d’inflation, nous avons maintenu l’inflation près du point médian de notre fourchette cible de 1 à 3 %. Ainsi, les Canadiens peuvent acheter et investir en ayant confiance que leur monnaie leur donnera un pouvoir d’achat sûr et prévisible.

Parce que nous avons réussi à maîtriser l’inflation au Canada depuis un quart de siècle, la stabilité globale des prix est devenue la nouvelle norme. Toutefois, certains d’entre nous se souviendront de l’incidence des spirales inflationnistes des années 1980 sur les ménages. Les taux hypothécaires avaient alors atteint 20 %. Encore aujourd’hui, bien que de nombreux pays aient réussi à contenir l’inflation, d’autres comme le Venezuela doivent composer avec une hyperinflation qui laisse dans son sillage un état de détresse et d’insécurité alimentaire généralisé.

La confiance qu’ont les Canadiens dans nos billets et dans leur pouvoir d’achat est fondée sur nos antécédents et notre réputation.

Qu’en est-il des crypto-actifs?

Où se situent les crypto-actifs dans ce cadre?

Pour leurs partisans, le grand avantage du bitcoin et d’autres types de monnaies numériques est qu’ils éliminent la nécessité d’avoir une institution publique comme la banque centrale et des entités comme les grandes banques commerciales. Pour eux, les gens qui utilisent ce système n’ont pas besoin de faire confiance à une personne ou à une institution. C’est vrai; par contre, ils doivent avoir confiance dans la technologie.

Les cryptomonnaies portent ce nom parce qu’elles ont recours à la cryptographie pour valider les transactions et prévenir la fraude. La chaîne de blocs conserve un journal des transactions. Il s’agit d’un registre numérique stocké dans des milliers d’ordinateurs à travers le monde, qui permet d’assurer le suivi de chaque cryptomonnaie ou jeton émis. Ce processus de validation fait qu’il serait probablement impossible pour toute personne qui tente d’utiliser frauduleusement une unité de cryptomonnaie plus d’une fois de passer inaperçue.

Parce qu’elles sont chiffrées, les cryptomonnaies offrent un niveau de confidentialité semblable à celui des billets de banque. De plus, elles sont libres comme l’air. On peut donc les transférer à l’autre bout de la ville ou du continent beaucoup plus facilement qu’une valise remplie de billets de 100 $.

Une des principales caractéristiques de la plupart des cryptomonnaies est que leur valeur n’est pas liée à celle du dollar ni à celle d’une autre monnaie nationale : elles ont leur propre unité de valeur.

Les chaînes de blocs sont dotées d’un mécanisme d’émission de nouveaux jetons qui rend difficile la création de jetons supplémentaires par un autre moyen que celui prévu dans le programme logiciel sous-jacent. Pour créer des unités de valeur, il faut habituellement procéder au « minage » des cryptomonnaies en exécutant des calculs à l’aide d’ordinateurs énergivores. Il s’agit en fait ici d’une forme de politique monétaire préprogrammée : le pouvoir d’achat des jetons est déterminé par l’offre et la demande, et l’offre est limitée par le logiciel d’exploitation5. Ce mécanisme préprogrammé d’émission de cryptomonnaies était à l’origine un argument de vente important. L’idée d’avoir une monnaie sur laquelle aucune institution publique ni personne ne peut exercer d’influence était attrayante pour ceux qui croyaient qu’on ne pouvait pas faire confiance aux banques centrales pour maintenir la valeur de la monnaie.

L’ironie veut que ce même mécanisme soit devenu le plus grand défaut des chaînes de blocs. Lorsqu’une quantité limitée de jetons est offerte, mais que la demande des adeptes est grande, de fortes variations de la valeur des cryptomonnaies s’ensuivent, comme nous l’avons observé. Et puisque ces variations ont en plus eu comme résultat d’attirer davantage de capitaux spéculatifs, la fluctuation des cours s’est encore accentuée. En effet, beaucoup de Canadiens qui ont acheté des bitcoins en 2017 ont indiqué l’avoir fait pour « investir »; en clair, c’est ce qu’on appelle de la spéculation6.

Conséquence de ces fluctuations des cours : le pouvoir d’achat des cryptomonnaies est beaucoup moins stable que celui de la quasi-totalité des monnaies nationales. La valeur d’un bitcoin a dépassé 20 000 dollars US au cours de la dernière année, puis a baissé et se situe maintenant à environ 6 000 dollars US. Étant donné l’ampleur des fluctuations, il est peu probable que les cryptomonnaies actuelles soient un jour utilisées pour régler des transactions courantes lorsqu’une monnaie nationale stable existe.

Les coûts d’utilisation des cryptomonnaies sont également très élevés. En 2017, il en coûtait jusqu’à 55 $ par transaction. En comparaison, les coûts d’utilisation de l’argent comptant sont presque nuls7. Ces coûts ont diminué depuis, mais ils bondiront de nouveau si les volumes de transactions touchent encore les limites des réseaux.

En résumé, les cryptomonnaies actuelles ne remplaceront pas de sitôt le dollar canadien ni toute autre monnaie nationale. Ce sont des produits qui peuvent présenter un intérêt pour trois types d’utilisateurs en particulier :

  • les investisseurs, qui devraient bien comprendre les risques auxquels ils s’exposent;
  • les résidents de pays où il n’y a pas de monnaie nationale digne de confiance;
  • les personnes qui cherchent à effectuer des transactions illégales, comme l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme; la possibilité d’utiliser un pseudonyme fait des cryptomonnaies le moyen idéal pour transférer des fonds.

L’écosystème des cryptomonnaies

Jusqu’à présent, j’ai parlé de jetons numériques introduits avec l’intention d’en faire un type de monnaie. Toutefois, de nombreux jetons numériques sont maintenant créés sans cette ambition.

Tous les mois, des dizaines de nouveaux actifs numériques sont introduits par des émissions de cryptomonnaies. Dans une première émission de cryptomonnaie (PEC), l’investisseur achète un nouvel actif numérique contre de l’argent ou contre d’autres crypto-actifs plus établis. Ces PEC s’apparentent aux introductions en bourse qui permettent aux entreprises privées de réunir des capitaux en proposant au public des actions. De ce point de vue, la PEC est une forme de financement participatif : elle offre un moyen d’obtenir des fonds propres sans avoir à se conformer à toutes les règles qui s’appliquent à l’émission de titres en bourse. D’autres PEC donnent aux acheteurs le droit d’utiliser des services sur une plateforme qu’il reste à lancer. L’actif proposé dans ces PEC équivaut alors à une carte-cadeau. Dans d’autres cas, les avantages promis sont plus nébuleux.

Les PEC dont les actifs sont analogues aux actions d’une nouvelle société posent les mêmes problèmes que toute émission de titres. Comme la valeur de l’actif proposé dépend des profits de l’entreprise, il faut que l’investisseur puisse vérifier que l’entreprise n’est pas une société fantôme. Il doit aussi être en mesure de savoir ce que cette entreprise fait des capitaux recueillis.

En réalité, les PEC n’ont pas toujours rempli ces critères. Les investisseurs, par exemple, ne retrouvent pas forcément leur mise quand les cibles de financement ne sont pas atteintes. Et en cas de dépassement des cibles, l’utilisation des fonds supplémentaires reçus à travers la PEC n’est pas toujours limpide.

Une méthode souple et techniquement avancée pour le financement des entreprises novatrices a des avantages indéniables, mais les investisseurs intéressés par les PEC doivent se méfier des fraudes et des fausses déclarations.

L’introduction régulière de nouveaux types de produits rend les crypto-actifs souvent difficiles à classer. Une bonne partie d’entre eux ne feront pas long feu.

On aurait pourtant tort de penser que ces innovations sont nécessairement passagères. Certains produits pourraient se montrer utiles en proposant des solutions plus efficaces, plus compétitives et moins chères pour répondre à un besoin réel. Si c’était le cas, ce genre de produits pourrait également remettre en cause le modèle d’affaires d’institutions financières bien établies. Par exemple, si les risques étaient bien gérés, les crypto-actifs pourraient, en servant de nouveaux instruments de financement, permettre aux petites entreprises de combler leurs besoins en capitaux. Certains considèrent aussi que les crypto-actifs pourraient aider à offrir des services financiers à des groupes de population mal desservis par les institutions financières.

Même si, au bout du compte, ces produits sont délaissés, ils permettent le développement de technologies susceptibles d’avoir de multiples applications. Les crypto-actifs ont stimulé le développement de la technologie du grand livre distribué, qui a de nombreux usages potentiels. La Banque du Canada explore, à l’aide du projet Jasper, les différentes possibilités offertes par cette technologie pour simplifier le règlement des opérations financières et les activités connexes de suivi de marché8.

Cette technologie peut aussi avoir bien d’autres applications, qu’il s’agisse de registres de biens-fonds, de registres pour les matières premières et le financement commercial ou, comme en Chine, de registres pour la surveillance des détenus en liberté conditionnelle.

Bien que les crypto-actifs soient eux-mêmes confinés à un espace virtuel, ils sont reliés de plusieurs façons à l’économie réelle et au système financier, dans le cadre d’une sorte d’écosystème des cryptomonnaies. La valeur d’usage des crypto-actifs pour le paiement de biens et de services en ligne est l’un de ces liens. La première émission de cryptomonnaie en est un autre.

Troisième point : certains produits de placement du système financier conventionnel sont liés sous une forme ou une autre à la valeur marchande des crypto-actifs. Nous parlons ici des contrats de produits dérivés proposés par des bourses de matières premières et des fonds négociés en bourse.

Les bourses de crypto-actifs représentent un quatrième lien important. Ce sont sur ces plateformes que les crypto-actifs s’échangent contre de l’argent ou d’autres crypto-actifs. Ces bourses ont été établies sous différentes formes, et c’est ce qui rend leur classification difficile. Certaines bourses remplissent une fonction économique semblable à celle des banques : elles détiennent des crypto-actifs pour le compte de leurs clients; ceux-ci leur cèdent donc le contrôle direct des crypto-actifs et possèdent une créance sur les actifs de la bourse9. D’autres bourses s’apparentent davantage à des plateformes électroniques d’échange de crypto-actifs.

La réglementation

La nouveauté des crypto-actifs et le fait qu’ils sont censés offrir une partie des services déjà fournis par les institutions financières réglementées soulèvent plusieurs questions majeures : quels risques pourraient présenter ces instruments? devrait-on les réglementer? et si oui, comment?

Comme je l’ai indiqué plus tôt, la Banque du Canada n’est pas chargée de réglementer les crypto-actifs. Elle examine néanmoins leurs éventuelles répercussions sur la stabilité du système financier canadien. La Banque participe aussi aux travaux de recherche internationaux sur les crypto-actifs que pilotent le Conseil de stabilité financière (CSF), le G20 et le G7.

Les autorités de réglementation doivent étudier les crypto-actifs sous divers angles :

  • les risques encourus pour la stabilité du système financier;
  • l’intégrité des marchés et la protection des investisseurs;
  • la protection contre les flux financiers illégitimes que causent par exemple le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Les autorités s’accordent pour estimer que les crypto-actifs ne représentent pas à ce stade une menace pour la stabilité financière10. En partie parce que, malgré leur expansion rapide, leur encours est minime au regard de la taille du système financier. La capitalisation de marché de l’ensemble des crypto-actifs a été évaluée récemment à 230 milliards de dollars, et le volume des transactions annuelles, à environ 15 milliards de dollars. Si ces chiffres paraissent importants en soi, ils sont éclipsés par la dimension des autres marchés financiers mondiaux : les marchés boursiers, à eux seuls, ont une capitalisation de l’ordre de 100 billions de dollars. De plus, les crypto-actifs ne sont pas étroitement liés au système financier traditionnel. Les données, par exemple, ne montrent pas que les banques commerciales investissent dans les crypto-actifs ni qu’elles les acceptent en garantie.

Dans ce contexte, le plus urgent est de s’attaquer aux deux autres enjeux que j’ai mentionnés : la protection des investisseurs et les flux financiers illégitimes. En ce sens, les autorités de réglementation concernées ne ménagent pas leurs efforts pour adapter leurs cadres réglementaires aux crypto-actifs.

Mais les choses évoluent vite. L’encours des crypto-actifs ne cesse de grossir, ces produits se complexifient et sont de plus en plus interconnectés au reste du système financier. Au vu de l’évolution des technologies qui sous-tendent les crypto-actifs et de la conception changeante de ces instruments, nous devons être prêts à réévaluer leur incidence potentielle sur la stabilité financière. Il s’agirait par exemple de se pencher sur l’intégrité des systèmes de paiement, sur le modèle d’affaires des banques ainsi que sur les expositions des institutions et des infrastructures financières. Le CSF et les instances similaires suivent de près ces évolutions.

Les organismes de réglementation doivent déjà penser au type de mesures qu’il faudrait éventuellement adopter. Cela veut dire qu’ils doivent mettre en place un cadre suffisamment souple pour leur permettre de faire face aux risques que pourrait présenter l’arrivée de nouveaux produits.

Dans de nombreux pays, les crypto-actifs sont déjà encadrés par des réglementations nationales ou régionales. Mais dans bien des cas, le cadre réglementaire est loin d’être complet. Par ailleurs, vu que les crypto-actifs ont une vocation mondiale et ne sont donc pas limités par des frontières, les différences entre les réglementations posent un problème nouveau.

Selon la définition retenue pour identifier ce genre d’actifs, les pays ont adopté une approche réglementaire différente. Un nouveau produit sera-t-il considéré comme un instrument de paiement, comme un titre, comme un produit de base, ou sera-t-il plutôt classé dans une autre catégorie? Devrait-on assimiler les bourses de crypto-actifs à des banques, à des infrastructures de marchés financiers ou à quelque chose de différent? Ces classements changent d’un pays à l’autre et restent parfois nébuleux.

À ces différences de classement s’ajoute la diversité des réglementations. La Chine a choisi la voie de l’interdiction pure et simple. Le Japon, pour sa part, met sur pied un cadre pour gérer les risques associés à la croissance des crypto-actifs.

Ces approches réglementaires différentes à l’échelle internationale, et le caractère incomplet de la réglementation dans bon nombre de pays, donnent aux promoteurs de crypto-actifs la possibilité de se livrer à des arbitrages réglementaires, et de mettre au point des produits pensés pour exploiter des différences. Les autorités nationales doivent décider de l’ampleur des efforts d’harmonisation qu’elles auront à faire. Du point de vue de la lutte contre le blanchiment d’argent et contre le financement du terrorisme, la diversité du traitement des crypto-actifs par les organismes de réglementation est une préoccupation particulièrement urgente. 

Voilà des défis majeurs pour ces organismes de réglementation. Pour pouvoir évaluer ces nouveaux risques, il faut des données et un moyen fiable de les obtenir. Il faut également un système accepté de tous pour classer les nouveaux produits suivant leurs caractéristiques et leurs fonctions économiques.

Au même moment, nous devons éviter d’avoir une réglementation si lourde ou si pointilleuse qu’elle ferait obstacle à l’innovation. Les nouveaux crypto-actifs pourraient permettre de répondre davantage à la demande du public, d’intensifier la concurrence et de favoriser un système financier plus inclusif. Les évolutions dans ce domaine pourraient faciliter la croissance de technologies aux retombées positives importantes. Toutes ces considérations doivent être mises dans la balance.

Au Canada, le cadre réglementaire est encore en chantier : un certain nombre de gestes ont toutefois été posés par les autorités fédérales et provinciales, ce domaine étant de compétence partagée.

En 2014, le gouvernement fédéral a modifié la législation sur la lutte contre le blanchiment d’argent pour qu’elle s’applique aux entreprises qui se livrent au commerce des crypto-actifs. Les règlements fondés sur cette législation sont en train d’être peaufinés. L’Agence du revenu du Canada a, quant à elle, publié une note sur l’application des règles fiscales aux crypto-actifs. Enfin, l’Agence de la consommation en matière financière du Canada a fait paraître un document d'information très utile présentant les risques associés à l’utilisation des crypto-actifs et des conseils à ce sujet.

À l’échelle des provinces, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières ont publié une directive (avis du personnel) en 2017 sur les émissions de cryptomonnaies afin de mettre en garde les investisseurs, notamment au sujet de la volatilité, de la transparence, de l’évaluation, de la garde des actifs et de la liquidité. Celle-ci met également en garde les investisseurs contre le recours à des bourses non réglementées de cryptomonnaies. La directive apporte aussi des indications sur l’applicabilité de la législation en valeurs mobilières et sur les démarches que les entreprises devraient suivre si leur intention est d’obtenir des capitaux par une PEC.

Monnaie numérique émise par une banque centrale

La Banque du Canada examine les répercussions possibles de tous ces changements sur ses principales fonctions. Nous évaluons actuellement ce qu’il y aurait lieu de faire si les crypto-actifs finissaient par nous empêcher de procurer à la population canadienne un moyen de paiement au pouvoir d’achat stable qu’elle peut utiliser en toute confiance. Cet enjeu touche notre capacité à mettre en œuvre une politique monétaire efficace et concerne également la sûreté et la finalité de règlement offertes par nos billets de banque. Nous croyons fermement que nous serions en mesure de remplir notre mandat, mais il est important de savoir prévoir, car la technologie peut entraîner des changements rapides.

Dans ce contexte, l’une de nos priorités est de déterminer dans quelles conditions (le cas échéant) la Banque du Canada recommanderait au gouvernement l’émission de notre propre monnaie numérique. Nous étudions aussi les principaux éléments de conception d’une monnaie numérique émise par une banque centrale : par exemple, sa forme et son anonymat (cette monnaie serait-elle ou non aussi anonyme que l’argent en espèces?). Les questions que soulèvent les conditions d’émission de notre propre monnaie numérique et sa forme sont en effet imbriquées.

La conception de ce type de monnaie numérique a des conséquences majeures pour les risques et les atouts de cet instrument. L’une des raisons les plus importantes pour nous inciter à la prudence tient au fait qu’une monnaie numérique émise par une banque centrale risquerait d’être utilisée dans des opérations illégales ou pourrait avoir des répercussions très graves sur l’intermédiation financière. Tant que de tels risques ne seront pas maîtrisés grâce à une conception adéquate, la Banque ne recommandera pas l’émission de ce genre de monnaie.

À terme, l’étude de ces questions va demander la mise en commun de savoirs en économie, en technologie et en stratégie d’entreprise et exigera également des consultations approfondies avec tous les acteurs. Nous avons monté une équipe pluridisciplinaire pour cela, et nous aurons plus de précisions à donner à mesure que les travaux de recherche progresseront. Nous échangeons aussi de l’information avec d’autres banques centrales, en particulier avec la Banque de Suède, qui a développé une expertise dans le domaine des monnaies numériques de banques centrales. Nos travaux sur le sujet sont publiés dans une section de notre site Web11.

Conclusion

Il est important que les Canadiens puissent bénéficier des avantages offerts par des produits et des services financiers de meilleure qualité, moins chers et plus souples. De notre côté, nous continuerons de surveiller les risques associés aux crypto-actifs. Nous travaillons avec nos partenaires canadiens et étrangers afin de nous assurer que ces actifs ne présentent pas de risque pour le système financier, aussi bien canadien que mondial.

Les Canadiens ont besoin d’un accès universel à des moyens de paiement dignes de confiance. Les avancées technologiques ouvrent de nouvelles possibilités et transforment le système financier. Dans ce contexte, la Banque du Canada continuera de faire le nécessaire pour préserver cette confiance.

Je tiens à remercier James Chapman et Scott Hendry de l’aide qu’ils m’ont apportée dans la préparation de ce discours.

Information connexe

1er octobre 2018

Haskayne School of Business - Discours (Diffusions)

Les crypto-actifs — M. Timothy Lane, sous-gouverneur à la Banque du Canada, prononce un discours devant la Haskayne School of Business de l’Université de Calgary. (11 h 15 (heure des Rocheuses), 13 h 15 (heure de l’Est) approx.)

  1. 1. Voir le site coinmarketcap.com.[]
  2. 2. Il existe même un site Web, deadcoins.com, qui dresse une liste des crypto-actifs qui ont échoué et cite les raisons de leurs déboires.[]
  3. 3. C. Mackay (1841). Memoirs of Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, Londres, Richard Bentley.[]
  4. 4. Les cartes de crédit sont un autre mode de paiement populaire au Canada, mais comme elles ne sont pas un instrument de réserve de valeur, elles ne sont pas considérées comme de la monnaie. Elles ne font qu’engager le détenteur de la carte à payer plus tard au moyen d’un autre mode de paiement.[]
  5. 5. Bitcoin offre toutefois la possibilité de créer des embranchements ou deux versions distinctes de la chaîne de blocs et deux cryptomonnaies différentes. L’affirmation de Bitcoin selon laquelle le système exerce un contrôle absolu sur la croissance monétaire est donc exagérée. Consulter l’article de J. Abadi et M. Brunnermeier, Blockchain Economics (en anglais), publié le 25 août 2018.[]
  6. 6. Voir les résultats de l’enquête-omnibus de 2017 sur le bitcoin menée par la Banque du Canada.[]
  7. 7. Voir les coûts de transaction moyens publiés par Bitcoin (en anglais).[]
  8. 8. Voir l’article du Globe and Mail Could DLT underpin an entire wholesale payment system?[]
  9. 9. Dans ce cas, les bourses détiennent la seule copie des clés d’accès aux crypto-actifs de leur clientèle. L’accès aux crypto-actifs est donc réservé à la bourse, et l’investisseur a en main une créance sur les actifs de la bourse.[]
  10. 10. Voir le récent rapport du CSF (en anglais) et la lettre adressée par le président du CSF aux ministres des Finances et aux gouverneurs des banques centrales du G20 (en anglais).[]
  11. 11. Voir la section Monnaies électroniques et technologies financières.[]