Introduction

Bonjour. L’économie canadienne s’est construite sur le commerce et l’immigration. Halifax, ce n’est pas seulement un grand port. C’est aussi la ville d’arrivée d’une foule de gens qui ont rejoint la population canadienne. Je suis donc heureuse d’être ici pour parler à un groupe comme le Halifax Partnership, qui fait tout pour aider les entreprises canadiennes à se développer et à prospérer.

Nous voici tout juste quatre ans après le début de la pandémie de COVID-19. Quatre années difficiles. En plus de son bilan humain, la pandémie a bouleversé bon nombre d’économies et entraîné la plus grande dérive inflationniste mondiale des dernières décennies. C’est ce qui a amené les banques centrales – dont la Banque du Canada – à augmenter radicalement les taux d’intérêt pour maîtriser l’inflation.

Depuis environ deux ans, le Conseil de direction de la Banque s’attache à rétablir la stabilité des prix. Nous en parlons sans arrêt dans nos discours. Et nous avons bien entendu la population canadienne, qui a souffert de l’inflation et qui ressent les effets des hausses de taux d’intérêt.

La bonne nouvelle, c’est que la politique monétaire fonctionne et que l’inflation a beaucoup descendu. Nous avons encore un bout de chemin à faire pour atteindre notre cible, mais une bonne partie est derrière nous. C’est un bon moment pour analyser comment l’économie a évolué au Canada et dans le monde, et pour penser à la suite des choses.

Désormais, la menace de l’inflation risque d’être plus présente que dans les dernières décennies. Nous savons qu’une bonne partie des forces qui aidaient à la freiner, comme la mondialisation, sont appelées à s’affaiblir ou même à s’inverser. Nous savons également que l’évolution démographique et l’incidence économique des changements climatiques pousseront les prix à la hausse. Et les tensions commerciales qui persistent dans le monde accentuent, elles aussi, le risque d’inflation.

C’est vers cet avenir que la Banque du Canada oriente ses réflexions et ses discours. Aujourd’hui, j’aimerais donc parler d’un enjeu qui sera au cœur de notre capacité à composer avec ce risque d’inflation accru : la productivité.

La productivité nous aide à immuniser l’économie contre l’inflation. Quand la productivité est faible, la croissance ne peut pas dépasser un certain rythme sans que l’inflation s’en mêle. Quand la productivité est forte, on peut profiter d’une croissance plus rapide, d’un plus grand nombre d’emplois et de salaires plus élevés sans craindre le spectre de l’inflation. Voilà qui m’amène à parler du piètre bilan de la productivité au Canada, un problème qui dure depuis trop longtemps. Il y a péril en la demeure. Il faut agir.

Selon Statistique Canada, la productivité du travail au pays a connu une très légère augmentation en fin d’année. Mais c’était après six baisses trimestrielles consécutives. Il est vrai que la pandémie a grandement perturbé l’économie. Durant cette période, le Canada a pu voir à l’œuvre l’ingéniosité des entreprises, qui ont ajusté leur modèle d’affaires et leurs façons de travailler. Devant une telle agilité, nous pensions que la productivité s’améliorerait au sortir de la pandémie, à mesure que les entreprises reprendraient le dessus et que les écarts de formation seraient comblés. C’est ce qui s’est produit dans l’économie américaine, mais pas ici. En fait, le niveau de productivité du secteur des entreprises au Canada reste à peu près le même qu’il y a sept ans.

La sonnette d’alarme a été tirée, mais c’est peut-être difficile de sentir l’urgence quand il s’agit d’un concept abstrait comme la productivité. Lorsqu’on dit qu’il faut améliorer la productivité, le réflexe est souvent de penser qu’il faut travailler plus fort ou plus longtemps pour produire davantage, voire prendre moins de congés.

Mais ce n’est pas le cas. La productivité du travail mesure ce qu’une économie produit par heure travaillée. Accroître la productivité, c’est trouver des moyens pour que les gens créent plus de valeur pendant leurs heures de travail. Ce doit être une aspiration, et non une chose à craindre. L’entreprise qui accroît sa productivité augmente ses revenus, et peut donc offrir de meilleurs salaires à son personnel sans avoir à hausser ses prix. Ultimement, une productivité plus élevée aide l’économie à générer plus de richesse pour tout le monde. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’augmentation de la productivité est à la fois bénéfique pour vous qui travaillez, pour les entreprises et, oui, même pour les banques centrales.

Aujourd’hui, je vais commencer par expliquer les facteurs qui déterminent la productivité. Je retracerai ensuite le parcours du Canada pour y déceler des occasions d’amélioration, puis je parlerai de ce que nous pouvons faire ensemble pour améliorer la productivité de notre pays et la résilience de notre économie.

Les ingrédients de la productivité et la recette du Canada

Les économistes vous nommeront trois facteurs qui jouent sur le niveau de productivité de la main-d’œuvre : l’intensité du capital, la composition du travail et la productivité multifactorielle. C’est le genre de termes qui captent difficilement l’attention des non-initiés. Mais ce sont des concepts importants qui, au-delà du jargon, ne sont pas si compliqués. Déconstruisons-les un peu.

L’intensité du capital, c’est l’idée de bien s’outiller pour accomplir le travail. Pour une entreprise de déneigement, par exemple, ce sera plus productif de déneiger avec des pelles robustes qui tiennent le coup. Évidemment, si l’entreprise s’équipe d’une souffleuse, ce sera bien plus rapide qu’avec des pelles. Et si elle investit dans une camionnette équipée d’un chasse-neige, ce sera encore mieux.

C’est toujours plus naturel d’illustrer l’intensité du capital par des moyens matériels comme la machinerie, mais certains des meilleurs gains de productivité émanent en fait de la puissance informatique ou de la capacité à utiliser et à transmettre de l’information. Le cellulaire dans votre poche a une puissance de traitement grandement supérieure à celle du premier vaisseau spatial qui a transporté des humains sur la Lune. Grâce à ces progrès, la population active continue d’être mieux outillée et d’avoir un meilleur potentiel de productivité dans une multitude de secteurs, tant du côté des biens que des services.

Ensuite, la composition du travail mesure le niveau de compétence et de formation de la main-d’œuvre dans une économie. Plus une personne acquiert des compétences et reçoit de la formation, plus elle peut générer de la valeur au travail.

Et enfin, il y a la productivité multifactorielle, qui mesure à quel point on optimise le capital et le travail. Il peut s’agir de facteurs intangibles, comme l’ampleur de la concurrence, les économies d’échelle, les pratiques de gestion et bien d’autres. Il peut aussi s’agir du recours à des technologies comme l’apprentissage machine et l’intelligence artificielle générative.

Voilà donc les ingrédients de la productivité. Maintenant, quand on mesure la productivité d’une économie, on regarde soit son niveau – la valeur produite pour chaque heure travaillée –, soit son taux de croissance. Qu’on parle de l’un ou de l’autre, la situation du Canada pose problème depuis longtemps.

En 1984, la valeur générée par heure dans l’économie canadienne représentait 88 % de celle générée dans l’économie américaine. Déjà, ce n’est pas fantastique. Mais en 2022, ce chiffre avait baissé à seulement 71 %. Sur la même période, le Canada s’est également fait dépasser par les autres pays du G7, dont seule l’Italie a vu sa productivité régresser davantage relativement aux États-Unis.

L’amélioration de la productivité au Canada doit être prioritaire pour tout le monde, et il y a deux grandes stratégies pour y parvenir. La première est d’axer l’économie sur les secteurs qui apportent une plus-value par rapport aux activités moins productives. La seconde est de continuer à faire le même travail, mais de façon plus efficace. Idéalement, le Canada recourrait aux deux stratégies; l’économie profiterait ainsi d’une solide croissance de la productivité et d’une forte concentration d’activités à grande valeur.

Malheureusement, ces derniers temps, le Canada ne s’en sort pas très bien sur ces deux plans. Cela peut paraître étrange. Après tout, notre pays est reconnu pour certains secteurs à grande valeur, comme ceux de l’énergie et de l’aéronautique. Mais même si notre niveau de productivité est élevé, nos taux de croissance ne le sont pas forcément. Il est vrai que la productivité s’est passablement accrue dans certains secteurs ces deux dernières décennies1. Par contre, cela comprend des secteurs comme le commerce de détail et de gros, dont les niveaux de production par personne sont généralement loin de ceux de secteurs comme l’énergie ou l’aéronautique.

Permettez-moi d’être bien claire : pour améliorer la productivité, on n’a pas à fermer tout un pan de l’économie en disant aux gens d’aller renouveler leurs compétences. On doit plutôt rester attentif à l’émergence des futurs secteurs porteurs de valeur. Il faut mettre en place des conditions favorables à la croissance et à la réussite des entreprises de ces secteurs. Et elles ont besoin des bons leviers, comme l’accès aux marchés et à du financement.

Ce message vous interpelle sans doute. L’histoire montre que les gains de productivité viennent souvent des entreprises en démarrage, les « jeunes pousses » dirigées par des visionnaires. Les organismes comme le Halifax Partnership et d’autres pépinières d’entreprises encouragent justement celles qui ont le potentiel d’ouvrir une nouvelle ère de productivité. On en voit d’ailleurs différents exemples dans votre région, surtout dans les secteurs des technologies propres, du génie océanique et de l’agrotechnologie.

Comment améliorer la productivité

Je veux maintenant explorer comment nous pouvons améliorer la productivité du Canada. Cette question a fait l’objet de nombreuses études au fil des ans, sans qu’on puisse dégager un consensus sur les causes des lacunes au Canada et les politiques à mettre en avant-plan. Notre seule certitude, c’est qu’il est urgent d’agir. Nous ne manquons pas de pistes de solution pour stimuler la productivité. En fait, si je prenais le temps de toutes les explorer, ce déjeuner-conférence se transformerait en dîner-conférence. Je vais donc me concentrer sur trois priorités.

La première est la composition de la main-d’œuvre, ou les compétences déployées au travail. Pour la main-d’œuvre existante, l’amélioration de la productivité passe par la formation et les programmes de requalification. Il peut s’agir d’apprendre à utiliser de nouvelles technologies ou d’acquérir des compétences pour changer de carrière. Pour la nouvelle population active, nous comptons sur les collèges, les universités et la formation professionnelle, qui doivent préparer la clientèle étudiante aux emplois d’aujourd’hui et de demain.

Il est aussi important de souligner que la population canadienne en âge de travailler croît à un rythme record, surtout en raison de l’immigration. En janvier seulement, 125 000 personnes s’y sont ajoutées. C’est l’augmentation la plus rapide jamais observée sur un mois. Dans les années à venir, la productivité du Canada – et notre niveau de vie – dépendra grandement de notre capacité à valoriser et à développer les compétences de ces nouveaux effectifs. Trop souvent, les personnes nouvellement arrivées au pays occupent des emplois qui correspondent mal à leurs compétences acquises. Elles se retrouvent alors coincées dans des postes peu payants et peu productifs. Il est essentiel de mieux apparier les emplois et la main-d’œuvre pour assurer la prospérité future de l’économie canadienne.

La deuxième priorité concerne la productivité multifactorielle. En général, les petites et moyennes entreprises ne peuvent pas réaliser les économies d’échelle qui alimentent la productivité des grandes sociétés. Et elles sont proportionnellement plus nombreuses au Canada que dans beaucoup d’autres pays. C’est toujours une bonne idée d’éliminer les freins à la croissance.

Mais à mon avis, la plus grande préoccupation, c’est la concurrence. Essentiellement, les entreprises sont plus productives en situation de concurrence. Elle pousse les entreprises à accroître leur productivité en innovant et en trouvant des gains d’efficacité. Ainsi, elle favorise la productivité dans l’ensemble de l’économie.

Beaucoup de secteurs canadiens manquent de concurrence, que ce soit entre provinces, à l’international ou de la part de nouveaux joueurs. Bien sûr, tous les pays privilégient certains secteurs, et il peut être justifié de protéger les entreprises locales. Mais en excès, cette protection peut causer des problèmes. C’est un peu ce qui explique la piètre performance du Canada sur le plan des investissements des entreprises. Cela m’amène à la troisième priorité pour améliorer la productivité.

La nécessité des investissements

Lorsqu’on compare la productivité récente du Canada à celle d’autres pays, c’est frappant à quel point nous traînons la patte pour ce qui est des investissements dans les machines, le matériel et, surtout, la propriété intellectuelle. L’économie mondiale continue d’évoluer à grande vitesse et, dans bien des secteurs, ce ne sont pas les machines ni le matériel qui sont déterminants, mais plutôt la propriété intellectuelle. De plus en plus, les entreprises doivent posséder des brevets ou des licences pour soutenir la concurrence en adoptant des processus qui stimulent leur productivité.

La faiblesse des investissements est un problème de longue date au Canada. Depuis au moins 50 ans, les entreprises d’ici accusent un retard persistant par rapport aux entreprises américaines en ce qui a trait aux dépenses d’investissement par travailleur. Et les choses ont empiré dans la dernière décennie. Alors que les investissements ont continué d’augmenter aux États-Unis, ils ont diminué au Canada.

Partout au pays, les économistes et les décisionnaires cherchent à comprendre les causes fondamentales de cette apparente réticence à faire des investissements. À la Banque, nous entretenons un dialogue constant pour que les entreprises nous expliquent leurs défis et leurs possibilités. Chaque fois que nous menons l’enquête sur les perspectives des entreprises, on nous fait part d’investissements à venir dans les machines et l’équipement. Mais ce n’est pas ce que montrent les données, du moins jusqu’à présent.

Pourtant, le Canada a de nombreux avantages qui devraient favoriser l’investissement et la productivité. Nous avons une main-d’œuvre instruite. Nous avons des universités dotées d’une solide culture de recherche qui réalisent des avancées technologiques. Et grâce à nos accords commerciaux, nous pouvons accéder aux marchés mondiaux plus facilement que tout autre pays.

Pour comprendre le manque d’investissements, il pourrait être utile de s’interroger sur les motivations des entreprises. Si les marges de profit et les bénéfices sont élevés tandis que la concurrence est faible, les entreprises ne ressentent pas autant le besoin d’investir. Selon un rapport publié par Statistique Canada le mois dernier, il existe un lien entre la diminution de la concurrence au pays et le recul des investissements2.

Un autre défi qui peut faire hésiter les entreprises est l’inconstance des politiques. Parfois, les mesures incitatives ou les approches réglementaires changent d’une année à l’autre. Certaines entreprises disent d’ailleurs avoir naturellement tendance à se méfier des processus d’approbation réglementaire, qui peuvent être à la fois longs et imprévisibles.

Évidemment, les dernières années ont nui aux décisions d’investissement. La pandémie a entraîné énormément d’instabilité et d’incertitude. Et c’est sans parler des tensions commerciales mondiales en arrière-plan. Plus récemment, les entreprises ont dit avoir du mal à se financer en raison du contexte de taux d’intérêt élevés. Toutefois, les niveaux d’investissement étaient déjà faibles plusieurs années avant la pandémie, lorsque les taux étaient beaucoup plus bas.

En général, en période de perturbations, il est normal que les entreprises, surtout celles qui sont bien établies, optent pour la prudence et accumulent des réserves. Je comprends. Nous voyons les risques qui planent. Mais ces forces et ces risques sont présents dans d’autres pays aussi, ce qui n’empêche pas les entreprises – notre concurrence à l’étranger – de poursuivre leurs investissements, creusant davantage l’écart avec le Canada. Il est plus urgent que jamais de renverser la vapeur.

La Banque du Canada a son rôle à jouer. C’est à elle de créer la stabilité économique qui favorise les investissements. Soyez assurés que nous continuerons de faire tout en notre pouvoir pour maintenir l’inflation à un niveau bas, stable et prévisible, soutenant du même coup le climat d’investissement. C’est ainsi que nous contribuons à rendre l’économie non seulement plus productive, mais aussi plus résiliente.

Conclusion

C’est maintenant le temps de conclure. J’espère avoir clairement souligné l’urgence d’augmenter la productivité au Canada. L’heure a sonné – il faut agir tout de suite. Les données préoccupantes sur lesquelles je me suis appuyée l’illustrent bien. Ce qui doit nous motiver, ce ne sont pas seulement les conséquences de ne pas agir. Ce sont aussi les gains à réaliser. Permettez-moi donc de vous laisser sur une note plus positive.

Tout le monde devrait chercher à améliorer la productivité, car c’est l’ensemble de l’économie qui en profite. Une entreprise qui outille et qui forme mieux son personnel stimulera sa production. Cela se traduira par une hausse de revenus qui lui permettra d’absorber les hausses de coûts, y compris les augmentations salariales, sans monter ses prix.

Les banques centrales, quant à elles, examinent l’économie dans son ensemble, non pas des entreprises en particulier. Quand toute l’économie devient plus productive, le pays peut profiter d’une croissance plus forte sans qu’on observe de pressions à la hausse sur l’inflation. Il y a ainsi de la place pour un plus grand nombre d’emplois et des salaires plus élevés.

L’économie mondiale vient de traverser une période pénible. Cela nous a rappelé à quel point l’inflation fait mal, et combien le remède est difficile à avaler, même s’il est nécessaire. Améliorer la productivité est une façon de prémunir notre économie contre d’éventuelles poussées d’inflation sans dépendre autant du remède, c’est-à-dire les hausses de taux d’intérêt.

À la Banque du Canada, nous continuerons de travailler à assurer la stabilité idéale pour la prise de risques et l’investissement. Ces efforts, renforcés par des politiques publiques adéquates, mais aussi par des entreprises qui font leur part d’investissements, nous permettront de favoriser ensemble la croissance de notre économie – et la prospérité des Canadiennes et des Canadiens – dans les années à venir, quelles que soient les surprises qui nous attendent.

Merci.

J’aimerais remercier Eric Santor pour son aide dans la préparation de ce discours.

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26 mars 2024

Discours : Halifax Partnership

L’urgent besoin d’améliorer la productivité canadienne — La première sous-gouverneure Carolyn Rogers prononce une allocution devant l’organisation Halifax Partnership. (vers 8 h 15, heure de l’Est).

  1. 1. C. Haun et T. Sargent, « Decomposing Canada’s Post-2000 Productivity Performance and Pandemic-Era Productivity Slowdown », Centre d’études des niveaux de vie, International Productivity Monitor 45 (2023) : 5-27.[]
  2. 2. W. Gu, « Ralentissement des investissements au Canada après le milieu des années 2000 : le rôle de la concurrence et des actifs incorporels », document de recherche no 474 de la Direction des études analytiques de Statistique Canada (février 2024).[]