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COVID-19 et liquidité du marché obligataire : alerte, isolement, reprise

Introduction

La pandémie de COVID-19 a déclenché une série d’événements sans précédent. Les mesures mises en place pour contenir la propagation du virus ont bouleversé des secteurs entiers de l’économie. S’attendant à des répercussions sur leurs revenus et leur emploi, les entreprises et les ménages canadiens ont commencé à changer les montants qu’ils empruntent et la façon dont ils investissent leur épargne. Le désir généralisé de détenir davantage d’actifs liquides et d’argent comptant a déstabilisé de nombreux marchés, et les effets se sont vite propagés à l’ensemble du système financier.

Nous cherchons à savoir si les détenteurs d’obligations du gouvernement du Canada ont pu négocier efficacement sur les marchés financiers. Pour les investisseurs et les institutions du pays, ces obligations sont des titres d’épargne sûrs et liquides. Elles peuvent en outre servir de sûreté pour les opérations effectuées sur d’autres marchés, et de référence pour fixer le prix d’obligations moins liquides. Ainsi, le marché des obligations du gouvernement du Canada représente l’une des plus grandes et des plus importantes composantes du système financier. Malgré cela, la négociation de ces titres est devenue plus difficile au fil de la pandémie.

Pour illustrer ce qui s’est passé dans l’ensemble des marchés obligataires, nous examinons une obligation du gouvernement du Canada à deux ans qui a servi de référence durant cette période. Les obligations de référence jouent un rôle particulier, car le volume d’opérations sur ces titres est de loin le plus élevé et les coûts de négociation qui y sont associés sont les plus bas (Bulusu et Gungor, 2017). Une obligation du gouvernement du Canada obtient le statut d’obligation de référence après une série d’émissions échelonnées, auquel moment :

  • son encours avoisine généralement celui de l’obligation de référence courante;
  • les participants au marché modifient leurs activités de négociation en faveur de la nouvelle obligation de référence.

Selon les données, ce qui s’est passé avec les obligations du gouvernement du Canada ayant le statut d’obligation de référence reflète aussi la tendance générale observée dans d’autres marchés obligataires, dont les marchés des Obligations hypothécaires du Canada, des obligations provinciales et des obligations du Trésor américain.

Trois phases

Nous constatons que le marché pour cette obligation du gouvernement du Canada a connu trois phases depuis le début de la pandémie. D’abord, les courtiers ont fait face à une demande de liquidité accrue, car les investisseurs étaient sur un pied d’alerte. Ensuite, les conditions de négociation se sont considérablement détériorées, sans doute parce que les courtiers ont fini par réduire leur offre de liquidité. Enfin, une période relativement calme s’est amorcée à la suite de nombreuses interventions de la Banque du Canada en vue de soutenir le système financier. Il apparaît par ailleurs que l’ensemble des marchés obligataires ont aussi traversé ces trois phases.

Phase 1 : alerte

La première phase s’est déroulée lors des semaines suivantes :

  • du 24 au 28 février
  • du 2 au 6 mars

Durant cette période, le marché des obligations de référence du gouvernement du Canada a été mis à l’épreuve, mais a assez bien réagi.

Le graphique 1 montre que le volume des opérations a monté en flèche pendant la première semaine où la contagion a commencé à se répandre. Au cours de la deuxième semaine, le volume a dépassé le niveau le plus élevé enregistré en 2019. En fait, le sommet atteint au début de mars est le plus haut niveau jamais inscrit pour une obligation de référence du gouvernement du Canada à deux ans.

Ce pic s’explique entre autres par la hausse de la demande pour la négociation d’obligations du gouvernement du Canada pendant la pandémie. Les acheteurs cherchaient possiblement à accroître leurs avoirs en obligations sûres, et les vendeurs, leurs réserves d’argent comptant. En somme, l’objectif de tous ces investisseurs était d’augmenter la liquidité de leurs portefeuilles.

Graphique 1 : Le volume d'opérations sur le marché au comptant a atteint un sommet historique pendant la phase 1

Sources : Caisse canadienne de dépôt de valeurs limitée, calculs de la Banque du Canada Dernière observation : 1er avril 2020

La tendance a été semblable dans l’ensemble du marché des obligations du gouvernement du Canada, et même sur celui des obligations du Trésor américain (graphique 2). Qui plus est, Fleming et Ruela (2020) ont observé des volumes d’opérations élevés sur le marché des obligations du Trésor américain, alors que les titres qui s’y négociaient étaient très illiquides. Ils ont constaté que les opérations se sont aussi effectuées en trois phases aux États-Unis, et ces phases ont coïncidé presque parfaitement avec celles que nous avons observées au Canada. Les constats de Fleming et Ruela renforcent notre certitude que ces trois phases dressent un portrait pertinent de ce qui s’est passé.

Graphique 2 : Les obligations du gouvernement du Canada et les obligations du Trésor américain ont atteint le même pic de volumes d'opérations durant la phase 1

Sources : Banque du Canada, Banque fédérale de réserve de New York Dernière observation : 22 avril 2020

Dans le graphique 3, on voit que le prix des liquidités a augmenté pendant la phase 1 de façon à ce que les teneurs de marché aient une marge de profit. Comme le volume des opérations, le prix des liquidités a dépassé le pic atteint en 2019. Toutefois, il se distingue du volume des opérations du fait qu’il est demeuré bien en deçà de son sommet historique. Le marché semble donc avoir relativement bien fonctionné et satisfait à la demande de liquidité accrue.

Graphique 3 : L'illiquidité a culminé pendant les phases 1 et 2

Sources : Caisse canadienne de dépôt de valeurs limitée, calculs de la Banque du Canada Dernière observation : 1er avril 2020

Élaborée à partir de données quotidiennes sur les opérations, la figure 1 montre le réseau qui a relié les courtiers et leurs clients pour la négociation d’une des obligations de référence le 1er mars 2016 (Fontaine et Walton, 2020). Chaque lien dans le réseau correspond au mouvement d’une certaine quantité de cette obligation d’un acheteur à un vendeur. Un réseau composé d’un acheteur et d’un vendeur comprend un seul lien. Il s’agit du réseau le plus simple. Quand plus d’acheteurs et de vendeurs effectuent des opérations et créent davantage de liens, le réseau devient plus complexe. Celui qui se crée pour la négociation de l’obligation de référence à deux ans change tous les jours, selon l’évolution des conditions du marché.

Figure 1 : Exemple d’un réseau d’opérations

La figure montre que les réseaux d’opérations ont une structure de type « centre-périphérie ». Les courtiers se trouvent généralement près du centre de la figure et ils prennent part à de nombreuses opérations. Quant à leurs clients, ils se retrouvent habituellement en périphérie de la figure et effectuent moins d’opérations.

Nous cherchons à comprendre comment le réseau lié à notre obligation de référence a changé. Le graphique 4 montre que, pendant la phase 1, le nombre de liens entre les courtiers et leurs clients a augmenté de 50 % pour cette obligation, et que la complexité du réseau d’opérations s’est considérablement accrue.

Ce réseau plus vaste et plus complexe explique comment les courtiers satisfont à la demande accrue des investisseurs. À mesure que la situation évolue, les courtiers négocient avec plus de clients et d’autres courtiers. Ils commencent aussi à avoir recours à une combinaison complexe d’opérations de pension et d’opérations au comptant pour faire circuler les obligations entre les vendeurs et les acheteurs finaux à la fin de la journée de négociation. Le réseau d’opérations se complexifie à mesure que le prix des liquidités augmente, ce qui porte à croire que la complexité augmente en fonction de la réaction des courtiers face à la demande accrue des investisseurs.

Graphique 4 : La complexité des réseaux d'opérations a atteint un sommet durant la phase 1

Sources : Caisse canadienne de dépôt de valeurs limitée, calculs de la Banque du Canada Dernière observation : 1er avril 2020

Phase 2 : mauvais fonctionnement du marché

La deuxième phase s’est déroulée lors des semaines suivantes :

  • du 9 au 13 mars
  • du 16 au 20 mars

Au début de cette phase, le volume d’opérations a chuté (graphique 1 et graphique 2), mais le prix des liquidités est demeuré élevé (graphique 3). Ces constatations semblent indiquer que les courtiers ont réduit leur offre de liquidité et que les clients ont commencé à avoir de la difficulté à négocier des obligations.

Selon Fleming et Ruela (2020), l’illiquidité des obligations du Trésor américain a atteint son apogée pendant la même période, mais la situation s’est grandement améliorée par la suite. Ainsi, le graphique 4 montre une nette diminution de la complexité et du nombre de liens dans les réseaux des courtiers, renversant la hausse observée durant la première phase de la crise. D’autres résultats non publiés indiquent que cette diminution a été généralisée parmi les courtiers, et non pas due uniquement à un petit nombre d’entre eux ayant réduit considérablement leurs activités alors que d’autres les ont maintenues.

Les conditions de financement difficiles auxquelles les courtiers faisaient face seraient l’une des principales raisons qui expliquent pourquoi ceux-ci ont fortement réduit leur offre de liquidité. En effet, pendant cette période, la Banque a pris plusieurs mesures afin de soutenir le système financier (tous les détails se trouvent dans le site Web de la Banque) :

  • 12 mars : élargissement du programme de rachat d’obligations et des opérations de pension à plus d’un jour
  • 13 mars : annonce du lancement de la facilité d’achat des acceptations bancaires
  • 16 mars : annonce d’achats d’Obligations hypothécaires du Canada et de l’élargissement des garanties admises pour les opérations de prise en pension à plus d’un jour
  • 18 mars : élargissement de la liste des titres admissibles pour les opérations de prise en pension à plus d’un jour et de la politique relative aux garanties dans le cadre du mécanisme permanent d’octroi de liquidités à plus d’un jour
  • 20 mars : annonce de l’augmentation de la fréquence des opérations de prise en pension à plus d’un jour
  • 23 mars : lancement de la facilité d’achat des acceptations bancaires
  • 24 mars : annonce du lancement du Programme d’achat de titres provinciaux sur les marchés monétaires

Fait intéressant à noter, les conditions de liquidité ne se sont pas détériorées lors des phases 2 et 3. Cela pourrait signifier que les annonces de la Banque énumérées ci-dessus, ainsi que d’autres faites ultérieurement, ont stabilisé les conditions sur le marché des obligations du gouvernement du Canada. Néanmoins, la réduction rapide de la taille et de la complexité des réseaux de courtiers a créé un autre problème : l’effet en cascade des défauts de règlement s’est généralisé (graphique 5). Les défauts de règlement sont des retards imprévus qui se produisent lorsqu’un négociateur ne livre pas les titres comme convenu. Ces défauts peuvent se répercuter sur un réseau d’opérations, car si une contrepartie ne reçoit pas les obligations qu’elle a négociées, elle ne sera pas en mesure de les livrer à son tour. Fontaine et Walton (2020) montrent que les réseaux de courtiers qui sont vastes et complexes sont exposés à des défauts de règlement généralisés quand les conditions du marché changent rapidement ou que des nouvelles importantes ont des conséquences sur le marché. L’adaptation à ces changements a été compliquée par le fait que les courtiers ont dû transférer leurs opérations dans des sites de relève et que de nombreux employés ont commencé à télétravailler.

Graphique 5 : Les défauts de règlement ont atteint un point culminant durant la phase 2

Sources : Caisse canadienne de dépôt de valeurs, calculs de la Banque du Canada Dernière observation : 1er avril 2020

Phase 3 : calme relatif

La phase finale s’est déroulée lors des semaines suivantes :

  • du 23 au 27 mars
  • du 30 mars au 3 avril (elle se poursuivait toujours au moment de rédiger la présente note analytique)

Pendant cette période, le volume d’opérations a augmenté et s’est établi à un niveau légèrement supérieur à celui enregistré au début de 2020 (graphique 1 et graphique 2). Mais il faut surtout souligner que la hausse du prix des liquidités enregistrée la première semaine s’est presque totalement renversée, et que le prix s’est ensuite établi à un niveau un peu plus élevé qu’en temps normal (graphique 3). Les courtiers semblent donc maintenant satisfaire à la demande de liquidité à des coûts modérément plus élevés que ceux d’avant la crise. En effet, la complexité et la quantité des liens dans les réseaux de courtiers ont retrouvé leurs niveaux habituels, et le nombre de défauts de règlement est tombé presque à zéro.

Des tendances plus générales

Il est facile de suivre l’évolution d’une seule obligation. Or, les obligations les plus négociées au Canada suivent la même tendance. Celle du volume total des opérations pour l’ensemble des obligations du gouvernement du Canada y est comparable tout au long des trois phases (graphique 6). Pour ces obligations, le pic du volume d’opérations atteint à la fin de la première phase était presque 50 % supérieur au niveau le plus élevé de 2019, soit 53 milliards de dollars. Ce constat renforce l’idée selon laquelle les marchés ont initialement bien réagi.

La même tendance générale se dégage pour le volume total d’Obligations hypothécaires du Canada et d’obligations provinciales négociées. Dans le cas de ces dernières, le volume d’opérations a atteint un sommet durant la phase 1 (5,8 milliards de dollars comparativement à un pic de 4,2 milliards de dollars en 2019), puis a baissé au cours de la phase 2. Nous notons toutefois une légère différence : la reprise pour les obligations provinciales semble avoir commencé plus tard que pour les obligations du gouvernement du Canada. Le moment où la Banque est intervenue pour maintenir la liquidité du marché des obligations provinciales pourrait expliquer ce décalage. Néanmoins, le volume d’opérations pour les obligations provinciales s’est finalement redressé au cours de la phase 3.

Graphique 6 : D'autres grands marchés obligataires canadiens présentent des tendances semblables

Sources : Caisse canadienne de dépôt de valeurs, calculs de la Banque du Canada Dernière observation : 15 avril 2020

Conclusion

Nous utilisons l’obligation de référence à deux ans pour donner un aperçu général de l’évolution du marché des obligations du gouvernement du Canada depuis le début de la crise causée par la COVID-19. Les résultats tendent à indiquer que la situation a progressé en trois phases.

Durant la première phase, la demande de liquidité a monté en flèche. Les courtiers ont généralement satisfait à cette demande, mais en échange d’un prix plus élevé. Au cours de la deuxième phase, les courtiers ont rapidement réduit leur offre de liquidité, au point où elle ne suffisait plus à la demande. Enfin, pendant la troisième phase, les réseaux de courtiers, l’activité de négociation et le prix des liquidités se sont stabilisés après les interventions de la Banque du Canada pour soutenir le système financier.

Cette tendance caractérisée par une reprise relative s’observe également dans l’ensemble des marchés obligataires au Canada et aux États-Unis.

Références

  1. Bulusu, N., et S. Gungor (2017). « Le cycle de vie des obligations du gouvernement du Canada sur les marchés de financement essentiels », Revue de la Banque du Canada, printemps, p. 36-49.
  2. Fleming, M., et F. Ruela (2020). « Treasury Market Liquidity during the COVID-19 Crisis », Liberty Street Economics, Banque fédérale de réserve de New York, 17 avril.
  3. Fontaine, J.-S., et A. Walton (2020). Contagion in dealer networks, document de travail du personnel no 2020-1, Banque du Canada.

Avis d’exonération de responsabilité

Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.

DOI : https://doi.org/10.34989/san-2020-14

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