Détecter l’exubérance des prix des logements dans des villes canadiennes

Contexte et motivation

L’activité sur le marché du logement au Canada a été exceptionnellement forte depuis le début de la pandémie de COVID‑19. En mars 2021, les reventes ont atteint des niveaux record à l’échelle nationale et la croissance des prix des logements a dépassé son sommet antérieur. La vigueur des facteurs fondamentaux de la demande, la volonté des ménages d’avoir plus d’espace et l’offre restreinte de maisons individuelles ont contribué à la croissance rapide des prix.

Les périodes prolongées de croissance rapide des prix des logements peuvent créer l’attente que les prix continueront d’augmenter, même si les facteurs économiques fondamentaux ne peuvent soutenir ces hausses. Ces anticipations extrapolatives peuvent se concrétiser si la perspective d’une hausse de prix dans le futur gonfle la demande dans l’immédiat.

Dans cette étude, nous présentons un modèle permettant de repérer les périodes d’anticipations extrapolatives relatives aux prix des logements dans des villes canadiennes. L’indicateur de l’exubérance des prix des logements (IEPL) créé à partir de ce modèle peut être mis à jour trimestriellement pour étayer l’évaluation générale que fait la Banque du Canada des déséquilibres sur le marché du logement.

Indicateur de l’exubérance des prix des logements fondé sur un modèle

Nous décrivons un modèle non linéaire à agents hétérogènes (Bolt et autres, 2019) pour le marché du logement, dans lequel les agents ont différents types d’attentes à l’égard des prix des logements et passent d’un type à l’autre. Plus précisément :

  • Certains agents s’attendent à ce que les prix des logements convergent vers des niveaux cohérents avec les facteurs économiques fondamentaux, autrement dit le « niveau fondamental » des prix.
  • D’autres agents suivent plutôt les tendances et croient que les prix s’éloigneront davantage de leur niveau fondamental.

Les proportions relatives de ces deux types d’agents déterminent si les prix des logements :

  • ont tendance à revenir à la moyenne, c’est-à-dire un contexte où l’on s’attend à ce que les prix se rapprochent de leur niveau fondamental;
  • affichent temporairement une croissance explosive, c’est-à-dire une situation où l’on s’attend à ce que les prix s’éloignent davantage de leur niveau fondamental.

Nous estimons le modèle à l’aide des données sur les prix des logements dans des villes canadiennes à partir de 1988, comme nous le décrivons dans la figure 1. L’annexe fournit d’autres précisions techniques.

Figure 1 : Modèle de prix des logements à agents hétérogènes
Description du modèle
  • Modèle standard fondé sur le coût d’usage, élargi pour tenir compte de croyances hétérogènes
  • Agents dotés d’une rationalité limitée
  • Les agents s’entendent sur le niveau fondamental des prix, mais ont des opinions divergentes en ce qui concerne la vitesse de la convergence ou de la divergence par rapport à ce niveau.
    • Type 1 : Les agents qui croient au retour à la moyenne, soit au niveau fondamental
    • Type 2 : Les agents qui suivent les tendances et croient que les prix vont s’éloigner davantage de leur niveau fondamental
  • Les proportions des types de croyances sont actualisées à chaque période en fonction des résultats passés des stratégies prévisionnelles.
Mise en œuvre du modèle
  • Estimer une régression sur données longitudinales à l’échelle des villes où le niveau fondamental des prix dépend du revenu par habitant, des taux hypothécaires et de la population
  • Utiliser les écarts par rapport aux facteurs fondamentaux pour estimer les paramètres comportementaux d’un modèle à agents
  • Estimer le modèle autorégressif d’ordre 1 non linéaire à paramètres variables dans le temps à l’aide de la méthode des moindres carrés non linéaires
  • L’indicateur de l’exubérance est le coefficient autorégressif variable dans le temps.
  • Le marché du logement est exubérant lorsque le coefficient autorégressif variable dans le temps est plus grand que 1.

Étant donné que, dans le modèle, les prix des logements sont formulés sous forme d’écarts par rapport à leur niveau fondamental, nous estimons d’abord les niveaux des prix reflétant les facteurs fondamentaux typiques liés à la demande1. Plus précisément, nous estimons une régression sur données de panel à l’échelle des villes, calcul où les prix réels des logements dépendent des variables suivantes :

  • le revenu disponible par habitant;
  • la population;
  • le taux hypothécaire effectif réel.

Nous entrons ensuite les écarts par rapport aux facteurs fondamentaux dans notre modèle comportemental, et l’IEPL est dérivé sous forme de coefficient autorégressif variable dans le temps. Ce coefficient est fonction :

  • des parts relatives des agents s’attendant à un retour à la moyenne et des agents suivant les tendances;
  • de la vitesse à laquelle les agents s’attendent à ce que les prix se rapprochent de leur niveau fondamental ou s’en éloignent.

On considère que le marché du logement est exubérant lorsque l’IEPL dépasse 1, ce qui signifie qu’on s’attend à ce que les prix s’éloignent davantage de leur niveau fondamental.

Analyse du cas du Grand Toronto sous l’angle de l’IEPL

Le Grand Toronto est un bon cas d’étude pour évaluer l’utilité de l’IEPL. La dynamique des prix des logements dans le Grand Toronto de 2016 à 2017 semble avoir été stimulée, au moins en partie, par des anticipations (Khan et Webley, 2019).

Le graphique 1 montre que l’IEPL pour le Grand Toronto a commencé à monter en 2015 et qu’il a dépassé 1 au cours du premier trimestre de 2016. Ce phénomène laisse supposer que l’IEPL aurait pu donner une alerte précoce des changements qui s’opéraient sur le marché étant donné que la croissance des prix des logements sur un an était seulement autour de 10 % à l’époque, mais qu’elle a atteint environ 30 % un an plus tard.

De plus, l’IEPL a suivi les mouvements d’autres indicateurs pertinents. Par exemple, il a généralement concordé avec :

  • la dynamique de la part des logements vendus au-dessus du prix demandé;
  • les attentes de croissance des prix des logements d’après l’enquête sur les attentes des consommateurs au Canada menée par la Banque.

Fait important, ces autres indicateurs ne montraient pas de signes précurseurs évidents lorsque l’IEPL a d’abord dépassé 1, le premier oscillant autour de 40 % et le second affichant de la volatilité. Par conséquent, cet épisode démontre de quelle façon l’IEPL peut compléter d’autres indicateurs en apportant une évaluation en temps opportun de l’exubérance du marché du logement.

Graphique 1 : L’IEPL a été révélateur durant le plus récent cycle des prix du logement dans le Grand Toronto

Nota : L’IEPL est l’indicateur de l’exubérance des prix des logements.
Sources : Association canadienne de l’immeuble, enquête sur les attentes des consommateurs au Canada, Realosophy Inc. et calculs des auteursDernière observation : janvier 2021

Carte des points chauds de l’exubérance dans des villes canadiennes

Nous utilisons une carte des points chauds pour faciliter la visualisation de nos résultats pour un ensemble de villes canadiennes. Le code de couleurs représente l’écart de l’IEPL par rapport à 1. Les tons de vert indiquent que l’IEPL est sous 0,952. Les cellules sont orangées lorsqu’il se situe entre 0,95 et 1. Quand l’IEPL dépasse 1, la couleur passe à des rouges de plus en plus foncés. La période la plus marquée d’exubérance relevée par l’IEPL est survenue à la fin des années 1980, ce qui correspond à une période de croissance record des prix des logements dans plusieurs parties du pays.

Au cours des dernières années, la période la plus marquée d’exubérance a été l’épisode de 2016-2017 qui a touché le Grand Toronto et sa voisine, Hamilton. Malgré que l’IEPL révèle des périodes d’exubérance à Vancouver entre 2015 et 2018, ces épisodes n’étaient pas persistants. Ce phénomène reflète probablement le succès des interventions du gouvernement provincial. En effet, ces mesures ont tempéré le marché du logement en partie en diminuant les attentes relatives à la croissance des prix (Khan et Verstraete, 2019).

Depuis le début de la pandémie, l’IEPL a révélé de l’exubérance dans trois villes :

  • à Toronto au troisième trimestre de 2020;
  • à Hamilton au quatrième trimestre de 2020;
  • à Montréal au premier trimestre de 2021.

Par ailleurs, Ottawa est tout près d’être désigné comme un marché exubérant, son IEPL ayant atteint 0,99 au premier trimestre de 2021. Dans les autres villes, l’IEPL ne montre pas encore de dynamique d’exubérance des prix des logements.

Graphique 2 : L’IEPL a décelé de l’exubérance dans certains marchés du logement durant la pandémie de COVID-19

Graphique 2 : L’IEPL a décelé de l’exubérance dans certains marchés du logement durant la pandémie de COVID-19

Graphique 2 : L’IEPL a décelé de l’exubérance dans certains marchés du logement durant la pandémie de COVID-19

Nota : L’IEPL est l’indicateur de l’exubérance des prix des logements.
Source : calculs de la Banque du CanadaDernière observation : 2021T1

Mises en garde et pistes de recherche

Nos résultats donnent à penser que le modèle présenté dans cette note procure de l’information utile permettant de repérer les périodes d’anticipations extrapolatives relatives aux prix des logements. Cependant, aucun modèle unique ne peut fournir de signaux appropriés dans toutes les circonstances. Ainsi, il sera important de combiner l’IEPL à d’autres outils et données pour réaliser une évaluation complète des déséquilibres sur le marché du logement.

Une source importante d’incertitude se rapporte à l’estimation des prix des logements conformes aux facteurs fondamentaux. Le modèle comportemental utilisé pour déceler les périodes d’exubérance est indépendant du processus utilisé pour évaluer le niveau fondamental des prix. Toutefois, cette première étape a une grande influence sur l’estimation des paramètres du modèle comportemental et de l’IEPL qui en découle. L’approche que nous utilisons dans cette note pour déterminer le niveau fondamental des prix ne prend en considération que les facteurs de demande, ce qui pourrait donner lieu à une surestimation de l’écart des prix par rapport à ce que dicteraient les facteurs fondamentaux. Par conséquent, l’IEPL pourrait être plus élevé dans les villes où des contraintes accrues s’exercent sur l’offre de terrains ou sur la disponibilité des matériaux de construction et de la main-d’œuvre du secteur de la construction résidentielle. Une meilleure modélisation de l’offre sur le marché du logement reste un axe important de recherche pour l’avenir.

Annexe

Particularités techniques du modèle

Particularités techniques du modèle3

Le modèle stochastique que nous estimons est un modèle autorégressif d’ordre 1 non linéaire ayant la forme suivante :

$$ X_{t} = \frac{Φ_{1} n_{1,t} + Φ_{2} n_{2,t}}{R+\tilde{\alpha}} \; X_{t-1} + U_{t}, $$

où :

  • \(X_{t}\) correspond à l’écart entre les prix réels des logements4 et les prix dictés par les facteurs fondamentaux
  • \(n_{n,t}\) est la proportion des agents qui, durant la période \(\mathit{t}\), ont des attentes de type \(h, h \; \epsilon \; \{\mathit{1},\mathit{2}\}\)
  • \(Φ_{1} \; (Φ_{2})\) est la vitesse de convergence vers les prix des logements dictés par les facteurs fondamentaux ou de divergence par rapport à ces prix
  • \(R\) et \(\tilde{\alpha}\) sont des paramètres fondamentaux fixes
  • \(u_{t}\) est le terme d’erreur

Les deux types d’agents utilisent des stratégies différentes pour prévoir les prix des logements. Le passage endogène d’une stratégie à l’autre dépend des résultats produits par chacune dans le passé. Plus précisément, la proportion d’agents ayant un certain type de croyance est actualisée à chaque période à l’aide d’un modèle de choix discrets :

  • Proportion des agents de type 1 :
    \(n_{1,t} = \delta \; n_{1,t-1} + (1-\delta) \frac{1}{1+e^{β(u_{2,t-1}-u_{1,t-1})}} \)

    \(= \delta \; n_{1,t-1} + (1-\delta) \frac{1}{1+e^{-β(X_{t-1}+\tilde{\alpha}-RX_{t-2})(Φ_{1}-Φ_{2})X_{t-3}}} \)
  • \(n_{2,t} = 1-n_{1,t}, \)

où :

  • \(U_{h,t-1}=(X_{t-1}+\tilde{\alpha}-R\,X_{t-2}) (E_{h,t-2}(X_{t-1})+\tilde{\alpha}-R\,X_{t-2})\) est une mesure de la qualité de l’ajustement statistique
  • \(1-\delta\) est la proportion des agents dont la croyance change à chaque période
  • \(β\) représente la sensibilité des agents à de petits changements des résultats passés

Les paramètres \(Φ_{1},Δ Φ\) (qui correspond à \(Φ_{2} - Φ_{1}\)), \(β\) et \(δ\) sont estimés, et \(Φ_{2}\) est ensuite obtenu par déduction.

  1. 1. Les autres méthodes d’estimation du niveau fondamental des prix, comme celles basées sur le ratio du prix des logements au loyer, produisent constamment d’importants écarts peu plausibles par rapport aux facteurs fondamentaux en raison d’une mauvaise mesure des loyers du marché dans le calcul de l’indice des prix à la consommation (IPC).[]
  2. 2. La valeur 0,95 correspond à peu près à la valeur d’équilibre moyenne de l’IEPL (c’est-à-dire la valeur à laquelle il y a des proportions égales d’agents s’attendant à un retour à la moyenne et d’agents suivant les tendances) pour les villes en question. L’IEPL peut aussi dépasser 1 lorsque les prix des logements sont constamment en deçà du niveau fondamental. Cependant, ces épisodes sont relativement rares.[]
  3. 3. D’autres particularités techniques, dont les paramètres comportementaux estimés pour toutes les villes, seront fournies dans un document de travail de la Banque du Canada à paraître.[]
  4. 4. Nous combinons les prix de revente et les prix de référence moyens de l’Association canadienne de l’immeuble pour créer de longues séries chronologiques relatives aux prix des logements. Généralement, ces séries ne commencent que dans les années 2000.[]

Bibliographie

  1. Bolt, W., M. Demertzis, C. Diks, C. Hommes et M. van der Leij (2019). « Identifying Booms and Busts in House Prices Under Heterogeneous Expectations », Journal of Economic Dynamics and Control, vol. 103, n° C, p. 234-259.
  2. Khan, M., et M. Verstraete (2018). Non-Resident Taxes and the Role of House Price Expectations, note analytique du personnel n° 2019-8, Banque du Canada.
  3. Khan, M., et T. Webley (2019). Démêler les facteurs qui influencent les reventes de logements, note analytique du personnel n° 2019-12, Banque du Canada.

Remerciements

Nous tenons à remercier Cees Diks pour ses commentaires utiles et de nous avoir fourni le code permettant d’estimer le modèle comportemental.

Avis d’exonération de responsabilité

Les notes analytiques du personnel de la Banque du Canada sont de brefs articles qui portent sur des sujets liés à la situation économique et financière du moment. Rédigées en toute indépendance du Conseil de direction, elles peuvent étayer ou remettre en question les orientations et idées établies. Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs uniquement. Par conséquent, elles ne traduisent pas forcément le point de vue officiel de la Banque du Canada et n’engagent aucunement cette dernière.

DOI : https://doi.org/10.34989/san-2021-9

Sur cette page
Table des matières